On proclame fréquemment que 8 à 11 millions de personnes sont aidantes d’un proche handicapé ou âgé devenant dépendant. La plupart interviennent bénévolement, leur charge de travail peut être lourde, qu’elles soient ou non rémunérées, avec peu de possibilités de prendre du repos, ou du répit selon le terme consacré. Le baluchonnage importé du Québec est l’une des solutions disponibles sur quelques territoires encore expérimentaux : renommé relayage en français de France, il consiste à remplacer l’aidant par un salarié du secteur médico-social intervenant au domicile de la personne aidée pendant un maximum de 6 jours (144 heures de travail et présence continus).
Pour cette expérimentation, la loi du 10 août 2018 dite ESSOC a permis de déroger à des règles essentielles du droit du travail (temps de repos et de travail notamment), et le Sénat vient d’adopter sa pérennisation en approuvant sans débat un amendement gouvernemental lors de l’examen d’une proposition de loi relative au repérage des troubles du neurodéveloppement. Une fois de plus, une expérimentation est pérennisée en catimini par le Gouvernement sans que le rapport d’évaluation prévu par la loi soit remis au Parlement, en contournant la procédure, et sans concertation. Que pensent les principaux acteurs de cette pérennisation ?
Baluchon France plaide pour une pérennisation vigilante
« Les salariés de l’aide à domicile avec lesquels nous travaillons dépendent de leur organisme ou entreprise de service d’aide à domicile, explique Baluchon France, qui a transposé le baluchonnage. Habituellement, un salarié réalise un accompagnement de courte durée, comme le proposent tous les services d’aide à domicile, mais lorsque nous envoyons une demande de baluchonnage à un salarié sélectionné et préalablement formé par notre équipe, nous lui offrons la possibilité de se consacrer pleinement à un patient pour une durée de 2 à 6 jours consécutifs, 24h/24 au domicile de l’aidé. » Le reste à charge moyen observé pour les aidants ayant bénéficié d’un relayage se situe aux alentours de 75€ par 24h mais peut varier d’un service à l’autre, et selon la situation de l’aidant ou celle du proche-aidé, il existe des aides pour son financement. L’association estime que 10.000 aidants pourraient être intéressés par cette solution de répit.
« Un bilan national nous a été présenté par la Direction Générale de la Cohésion Sociale en septembre dernier, issu du rapport qui a été remis au Gouvernement et devait l’être aussi au Parlement, ajoute Rachel Petitprez, directrice de Baluchon France. Il montre la satisfaction des salariés qui ont réalisé près de 700 prestations depuis 2020, et de l’ensemble des acteurs. Dans les 16 structures que nous suivons, l’intérêt est plébiscité par les aidés, les salariés apprécient ce genre d’intervention certes très longue, mais ils ont le sentiment d’être plus utiles. Les aidants apprécient de n’avoir à faire confiance qu’à une seule personne, c’est ce qui déclenche le recours au relayage, ainsi que la simplicité de mise en oeuvre tant qu’il y a des aides financières. » Le coordinateur vient au domicile, le relayeur également, les aidés et aidants y trouvent simplicité et réactivité. Mais sans subvention, il faut monter des dossiers, et le dispositif perd de l’intérêt : 24 heures de relayage coûtent tout de même 750€, Baluchon France parvenant à ramener généralement le reste-à-charge à 10%, lui même divisé par deux grâce au crédit d’impôt pour emploi au domicile. L’association est réticente à évoluer vers la gratuité, après avoir constaté des annulations tardives plus nombreuses que lorsqu’une partie du coût est à payer, outre des dérives au sujet des conditions réelles de travail et de tâches demandées qui excèdent celles du relayage.
Le bilan montre que la majorité des relayages dure 3 ou 6 jours, ce qui entraîne dans ce dernier cas 3 semaines d’absence du salarié relayeur sur le planning de travail de son établissement ; en période de pénurie de personnels, cela limite nettement l’organisation de relayages et conduit Baluchon France à employer, parmi son vivier de 70 relayeurs, d’anciens salariés du médico-social et des retraités qui estiment moins difficile d’effectuer une prestation longue auprès d’une seule personne que de travailler moins longtemps auprès de plusieurs, en établissements ou en aide classique à domicile.
« La reconduction du relayage est un soulagement, poursuit Rachel Petitprez. On continue de répondre aux demandes avec cette demi bonne nouvelle apprise tardivement, mais il faut remotiver, des personnels sont partis vers d’autres emplois parce qu’ils étaient sans certitude de contrats en 2024. » Si Baluchon France apprécie la pérennisation du relayage, l’association espère que cette activité demeurera bien encadrée : « Ce qui se passe au Parlement nous inquiète, sur les conditions de la pérennisation sans les conclusions du rapport au Gouvernement, conclut Rachel Petitprez. Le Parlement envisage d’ouvrir la pérennisation en mandataire de gré à gré. Si l’aidant est totalement absent, qu’en est-il du temps de repos post-prestation, de la formation, des tâches au domicile ? On pense que ce n’est pas adapté. » Il existerait alors un risque d’ubérisation avec des travailleurs indépendants et même des autoentrepreneurs, sans garantie de qualité des prestations, ainsi qu’un risque de dérives auprès de l’aidé qui pourrait se voir imposer des choses qu’il ne veut pas.
L’ADMR en fer de lance
Le réseau Aide à domicile en milieu rural (ADMR) s’est lancé dans l’expérimentation dès 2019 avec cinq de ses fédérations. « Il y a eu un engouement fort, et une volonté de trouver des solutions pour les aidants, justifie Pauline Chevalier, responsable Santé et Autonomie. Toutes les fédérations ont employé un coordinateur pour monter les projets, trouver les financements, elles ont la volonté de poursuivre. » De cette expérimentation ressort une baisse du stress des aidants, qui ont pris du repos ou ont pu soigner un souci de santé avec hospitalisation. « Pour l’aidé, c’est un contact avec un autre professionnel, avec la mise en place de prestations différentes, poursuit Pauline Chevalier. Des relayages ont parfois été suivis de visites post-prestation, ou d’un renouvellement demandé par certains couples aidé-aidant. L’obstacle majeur, c’est le financement. » La loi n’a pas prévu d’aider les bénéficiaires alors qu’elle a affecté 3 millions d’euros à l’ingénierie du programme : l’organisation est financée, mais pas l’action : cherchez l’erreur !
« Il a fallu toquer à de nombreuses portes, les caisses de retraite complémentaires, des fondations privées, des Agences Régionales de Santé, des Conseils Départementaux, des soutiens très disparates selon les sensibilités locales », complète Pauline Chevalier. Côté personnels, les relayeurs mobilisés étaient en poste dans des Services d’Aide à Domicile en tant qu’auxiliaires de vie ou aides-soignants, avec quelques recrutements en externe. Côté pérennisation, l’ADMR est prudente : « On est sur un principe de vigilance, sans fermer les portes à l’emploi mandataire, en se reposant sur un cahier des charges exigeant, formant un socle minimal et sécurisant. Le financement est un enjeu crucial, sinon on n’aura pas de déploiement important. Mais on ne voit rien venir des pouvoirs publics, aucune piste. » Là encore, le coût par 24 heures approche les 800€ avec un reste à charge variable auquel s’applique 50% de crédit d’impôt. « On espère être associés à la rédaction du cahier des charges, avec toutes les parties prenantes dont les syndicats, conclut Pauline Chevalier. Et avec de vraies solutions de financement pour que le répit de longue durée puisse exister pour tous les couples aidants-aidés. »
Relayeuse depuis 2 ans pour l’ADMR de Loire-Atlantique, Jeanne Pineau, âgée de 57 ans, s’est impliquée parce qu’elle cherchait un métier du lien humain, et a découvert qu’elle n’avait jamais été aussi bien payée grâce au travail du dimanche, de nuit et en jours fériés. « J’ai effectué une trentaine de relayages, la plupart sur 2 ou 3 jours, pour une vingtaine de personnes puisque certaines l’ont redemandé. Ça commence toujours par une rencontre, pour faire connaissance du couple aidé-aidant, connaître les habitudes, la maison, les détails de fonctionnement, le rythme de vie dans toutes ses composantes. » Elle respecte ce rythme de l’aidé pendant le relayage, proposant parfois d’autres activités tout en restant dans les habitudes des personnes. Avec cette particularité d’avoir aidé des jeunes autistes. « Ce qui est absorbant, c’est la veille pour voir si les aidés vont bien, même la nuit qui peut être fatigante. Par rapport aux aidants, on est attendu et c’est souvent très positif, avec beaucoup d’échange pendant la rencontre et quand ils reviennent. Des aidants ont pu faire sauter le verrou de confier leur proche, les 3/4 parviennent à faire la coupure, les autres demandent un contact par téléphone ou un simple SMS. Avec certains aidés, c’est très calme, pour d’autres un peu rock n’roll, notamment avec les jeunes autistes. »
Après une carrière dans l’accueil du public au sein de divers organismes, Jeanne Pineau est venue au relayage grâce à une circulaire diffusée par Pôle Emploi, puis a suivi une formation théorique. Et elle bénéficie d’une analyse des pratiques avec un psychologue sur des difficultés rencontrées. « Je n’ai pas vécu de mise en danger physique, mais j’ai stressé avec une fillette autiste pendant nos déplacements à l’extérieur; on a ensuite adapté les sorties. » Et si au début elle mettait quelques jours à récupérer après un relayage long, elle fait désormais une petite préparation, et la transition post-relayage lui prend moins de temps, ce qui l’incite à poursuivre dans cette voie.
Désaccord des syndicats
Les fédérations Santé Social des confédérations syndicales de salariés n’approuvent pas le relayage. « Il ne doit pas y avoir de généralisation du relayage, considère Benjamin Vittel, secrétaire général de la CFDT Santé Sociaux. Dans un secteur qui pâtit déjà d’un manque criant d’attractivité et de reconnaissance, les régimes dérogatoires laissent à penser que nos métiers ne sont pas de vrais métiers, qu’ils sont au mieux une forme de bénévolat ou de sacerdoce, au pire une activité naturelle des femmes qui occupent ces emplois et qui n’a pas à être considérée comme devant relever du régime de droit commun du monde du travail. Nous soulignons les contorsions que doit faire ce régime dérogatoire au Code du travail pour respecter le cadre européen sur le temps de travail, qui rend difficilement applicable au réel la mise en oeuvre et les compensations. Si le régime ne déroge pas aux règles relatives à la santé et à la sécurité des travailleurs, rien n’est prévu pour une surveillance spécifique des salariés qui réaliseraient ces prestations, alors même que l’enquête IGAS de décembre 2022 pointe une fatigue mentale et physique accrue pendant et après les périodes de relayage. De plus, les nouvelles dispositions introduites au Sénat par rapport au texte initial de l’expérimentation permettront un élargissement du dispositif à de nouvelles entreprises et de nouveaux publics. Nous pouvons craindre un accroissement des dérives d’ores et déjà constatées au regard de la faiblesse des contrôles possibles si plus d’acteurs, moins scrupuleux, peuvent dispenser à plus de personnes ce type de prestation. En exemple de dérive, des salariés qui exercent un double emploi pour un seul salaire, soit des intervenants en relayage effectuant aussi des prestations d’accompagnement alors même que ces professionnels ne doivent suppléer qu’à l’absence de l’aidant… ce qu’ont reconnu la Direction Générale du Travail et la Direction Générale de la Cohésion Sociale. »
L’expression est moins rigoureuse à la CFTC : « On a toujours mis en avant tout ce qui concerne les aidants familiaux, leurs reconnaissance, statut, et rémunération, justifie Frédéric Fischbach, secrétaire général de la fédération Santé Sociaux. Le droit au répit est quelque chose d’essentiel, il faut trouver des solutions. L’expérimentation date de 2021, on n’a pas de retour d’expérience sur cette expérimentation, on va en discuter. C’est une extension du travail. L’idéal serait des places en établissement médico-social. Faut-il transférer des salariés du médico-social vers une personne aidée ? C’est une vraie question en matière de vie privée. »
Force Ouvrière réaffirme en revanche son net refus exprimé dès juillet 2021 : « Nos positions n’ont pas évolué au regard du rythme de travail demandé, de la charge mentale, des conditions de travail, précise Isabelle Roudil, secrétaire fédérale Action Sociale. Je trouve les évaluations déconnectées de la réalité. Il y a peu d’interventions de relayage, il est difficile d’en tirer un bilan sur quelque chose de réel. On peut trouver des salariés épanouis dans le relayage, mais je doute qu’ils représentent une majorité. » Elle rappelle que le relayage n’est pas financé, et sans dispositif dédié ni retour d’expérience de salariés relayeurs. « Il y a eu une trentaine d’expérimentation au niveau national. Le Gouvernement a réussi à déroger au code du travail pour expérimenter; peu importe le moyen, il y arrive. J’ai participé à une visioconférence du ministère du Travail exposant le fait qu’un quart des aides-soignants en EHPAD ne sont pas diplômés, que des personnels viennent d’un autre milieu professionnel. On ne peut pas créer de nouveaux dispositifs si on ne met pas de moyens derrière pour former et maîtriser des gestes lourds, sinon ça restera au niveau de l’expérimentation. » Force Ouvrière s’interroge également sur le niveau de rémunération, l’autonomie d’organisation sans cadre précis, dans un contexte de méconnaissance des salariés de leurs droits. « Il est très compliqué de voir du positif dans tout cela », conclut Isabelle Roudil. Organismes de relayage et syndicats de salariés du médico-social sauront-ils se parler ?
Laurent Lejard, février 2024.