Bâtir une association dont les membres du conseil d’administration sont tous des personnes polyhandicapées, voilà l’incroyable défi qu’ont relevé Gerd Anden et ses alliés. L’association JAG est née il y a 20 ans déjà en Suède. Elle est unique au monde mais inspire aujourd’hui des projets similaires en Norvège et en Finlande.

Avant la naissance de son premier enfant, Gerd Andén a quitté la Suède pour venir étudier la haute couture à Paris. Elle a vécu deux ans dans le quartier latin. Elle aimait cette vie parisienne, elle adorait aller au concert, faire du shopping dans les belles boutiques, visiter des galeries d’art. Elle parle volontiers d’elle comme d’une jeune personne très ordinaire. De retour en Suède, elle a rencontré un homme et s’est mariée. Ils ont eu deux enfants. Son aîné, Magnus, a changé sa vie. La naissance de Magnus a été difficile. Il a subi une atteinte cérébrale sévère. Les séquelles qui en ont découlé, lui ont imposé de graves incapacités. Pour communiquer, Magnus ne s’exprime pas en suédois. Il bouge seulement deux doigts, prononce quelques sons et regarde intensément son interlocuteur. Magnus a besoin de soins et d’accompagnement 24h sur 24. Magnus est polyhandicapé, il a aussi une grande force intérieure.

« Magnus est un homme debout ! »

Magnus est aujourd’hui un homme d’une cinquantaine d’années, au caractère affirmé. Il vit de façon indépendante dans son appartement à Stockholm. Il aime la musique et préside le conseil d’administration de JAG du haut de son fauteuil électrique. Gerd dit de son fils : « Magnus est un homme debout ! » Une ministre des affaires sociales a dit : « Je n’ai jamais oublié Magnus ! C’est la seule personne qui s’est permis la liberté de s’endormir devant moi car j’étais incompréhensible et ennuyeuse ! » Quand Magnus veut manifester son désaccord, volontairement, en effet, il s’endort.

Faisant face à l’épreuve du polyhandicap de Magnus, la famille Andén a tenté de vivre une vie ordinaire, à l’image des autres familles de leur quartier de Stockholm. Les difficultés liées à l’état de santé de Magnus faisaient partie du quotidien, chacun vivait avec. Et surtout vivait avec Magnus. Mais le contexte social de l’époque était particulièrement défavorable à ce type de choix. Les enfants handicapés étaient alors massivement institutionnalisés. À 4 ans, Magnus entre lui aussi en institution. À partir de ce moment, l’état de santé de Magnus se dégrade considérablement. Il refuse de s’alimenter. Les médecins pronostiquent son décès avant l’âge de la scolarisation en raison, disent-ils, de sa lésion cérébrale.

Soudain, une grande décision.

Trois années passent. Gerd, soutenue par son mari et sa fille, décide alors, contre l’avis du plus grand nombre, de reprendre Magnus au domicile familial. La municipalité de Stockholm a promis de financer quelques heures d’aide humaine par semaine, mais aucun soutien n’est obtenu pour l’aménagement du logement. Il faut faire face. Gerd renonce à sa vie professionnelle pour s’occuper de Magnus. Mais, durant cette période difficile, plusieurs parents dans la même situation nouent des liens forts avec Gerd dans le cadre d’une association nationale suédoise oeuvrant en faveur des enfants handicapés mentaux, la FUB. Ces liens forgés par l’expérience et l’épreuve communes vont conduire à un militantisme politique fort.

La famille Andén déménage dans une localité proche de Stockholm plus sensible au problème. La municipalité accepte d’aider à l’aménagement du logement. Gerd rencontre une assistante sociale et obtient le financement de 40 heures par semaine – un volume horaire inédit à l’époque – d’ « assistant personnel ». Une étudiante arrive pour s’occuper de Magnus environ 168 heures par mois.

Des capacités jusqu’alors insoupçonnées.

Gerd Andén retrouve alors une vie professionnelle. Son fils, lui, non seulement s’en porte bien, mais surtout il développe des capacités jusqu’alors insoupçonnées ! Une véritable révélation : il est donc possible de bien traiter les enfants polyhandicapés autrement que par une institutionnalisation. L’alternative offre même de sérieux avantages en termes de développement et laisse entrevoir un potentiel inattendu. Gerd Andén s’engage alors dans un militantisme forcené.

Dans le journal interne du FUB, elle raconte tout d’abord l’histoire de Magnus et de sa famille. Elle répand sa conviction qu’un autre traitement social est non seulement possible mais préférable. Un collectif se constitue progressivement et se mobilise autour de sa cause. Autour d’elle, des parents militants forment un groupe de travail. Ils adressent – nous sommes alors en 1976 – un courrier au gouvernement, aux régions et aux municipalités pour que tous les enfants suédois présentant les mêmes besoins bénéficient du traitement social accordé à Magnus Andén (40 heures d’aide humaine par semaine). Ils font du lobbying : courriers, rencontres, production de courts métrages, rédaction d’articles, coopérations avec des spécialistes et des fonctionnaires.

Les parlementaires convaincus.

Ils mènent une telle lutte politique qu’au début des années 1990, les parlementaires suédois légifèrent dans leur sens (loi LSS). Elle favorise la fermeture des grandes institutions accueillant des personnes handicapées et encourage la vie en milieu ordinaire, chez soi, en famille ou encore dans des micro-résidences de cinq habitants maximum. Des moyens importants en termes d’assistance personnelle sont alors octroyés aux personnes handicapées. Par exemple, Magnus Andén se voit allouer 168 heures d’aide humaine par semaine par la municipalité, autrement dit une couverture 24 heures sur 24. À 26 ans, il peut emménager dans son propre logement, où il vit toujours plus de vingt ans après.

Quelques années plus tard, contrant une violente polémique sur l’euthanasie qui secoue soudain la Suède, les parents décident d’envoyer un signal fort : ils vont aider leurs enfants à créer une association (JAG) dont ils seront les seuls administrateurs. Non seulement leurs enfants ont une vie qui vaut d’être vécue, mais ils peuvent également la prendre en main dans nombre de détails du quotidien avec des soutiens cognitifs adaptés. Ils sont capables de se battre pour leur vie et aussi de décider du planning du personnel et du menu du déjeuner. C’est pourquoi l’acronyme JAG est choisi pour désigner la nouvelle organisation : Jämlikhet, Assistans, Gemenskap (Égalité, assistance personnelle, vie en milieu ordinaire).

Malgré des incapacités majeures.

Parents et enfants, avec le soutien de fonds de l’État, mettent en œuvre un dispositif expérimental d’assistance personnelle. Les adhérents de JAG sont tous, sans exception, des personnes présentant des déficiences intellectuelles qui généralement limitent voire empêchent l’usage de la langue suédoise. La plupart d’entre eux présentent en outre des incapacités majeures associées, physiques notamment. Ils sont souvent sous mesure juridique de protection limitant leurs responsabilités civiles et pénales. Les catégorisations de « polyhandicap » ou de « handicap complexe » sont probablement les traductions les plus justes pour désigner en français les adhérents de JAG.

Comment penser un dispositif permettant leur inclusion dans la société ordinaire, au cœur de Stockholm ? Ils relèvent le défi. Comment organiser des vies hors les murs des institutions ? Comment permettre une « bonne » qualité de vie ? Comment fonder des existences quotidiennes singulières, correspondant aux choix et aspirations de chacun des adhérents ? Comment leur donner de réelles possibilités d’autodétermination ? Comment sécuriser le quotidien ? Comment échapper à la solitude a priori promise à leur existence hors institution ?

Un accompagnement totalement personnalisé.

Pour permettre une qualité de vie meilleure, l’accompagnement au quotidien est pensé et organisé avec les adhérents de JAG, notamment la question des assistants personnels. La personnalisation de cet accompagnement est poussée au maximum. Les assistants personnels suivent une formation spécialisée centrée sur le mode de vie particulier choisi par la personne handicapée pour laquelle ils travaillent. Chacun est dédié à une seule personne handicapée. Cela permet notamment la compréhension fine du langage non verbal employé par l’usager. Il s’agit de permettre une vie enrichissante et stimulante, et pas seulement de répondre à des besoins. Certains adhérents optent pour la fréquentation du centre d’activités de jour situé au siège social de JAG, d’autres choisissent leurs propres activités. C’est selon la décision de chacun. L’important est que l’aide apportée par les assistants personnels permette cette vie dans la cité au jour le jour.

C’est ainsi une équipe d’assistants personnels qui se trouve réunie autour de chaque adhérent. Un « superviseur » est choisi par la personne handicapée (et son curateur) C’est une personne de confiance. L’adhérent doit pouvoir décider qui, quand et où il est accompagné. Sans l’appui du superviseur, l’adhérent ne pourrait pas décider de son quotidien. Cette médiation est indispensable.

400 adhérents et 4.000 professionnels.

L’adhérent est aussi au cœur du recrutement des assistants. Il donne formellement son accord. En tout, il s’agit de ne pas considérer l’usager comme un objet de soin, mais bien comme une personne. L’assistant doit être capable de s’inscrire dans le style de vie de l’usager, passer par exemple une soirée dans l’underground de Stockholm à écouter des groupes de rock alternatif en vogue !

JAG rassemble aujourd’hui quelque 400 adhérents et 4.000 professionnels. Le modèle économique est bien rôdé après vingt années d’existence. Les moyens financiers ne manquent pas pour investir dans la formation : les assistants personnels, les superviseurs, les curateurs, les comptables, les juristes et les personnes handicapées elles-mêmes sont conviés à des formations communes. Ainsi les savoirs sont partagés car chacun est concerné. Ces formations favorisent en outre des moments d’échange, toujours utiles pour mieux comprendre les situations telles qu’elles sont vécues de part et d’autre.

Aujourd’hui JAG travaille à de nouveaux projets. Une pièce de théâtre a été créée à l’initiative des adhérents. Ils en sont les principaux acteurs. La pièce s’intitule « Tu ne sais pas qui je suis ! » C’est la mise en scène de leur réponse à tous ces citoyens qui estiment, sans les connaître, que leurs vies ne valent pas le coup d’être vécues.


Ève Gardien, sociologue et maître de conférences à l’Université Rennes 2, mai 2016.

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