Quelle est la cause de la vilaine cicatrice qui barre une cuisse d’une enfant de huit ans, pourquoi se manifeste-t-elle en fonction des événements ou des émotions de Kito ? Comment va-t-elle se convaincre du pouvoir des Esprits pour l’aider à surmonter une douleur qu’elle ressent sans la connaître ? Quel est le secret de la venue en France de l’enfant, et ses conséquences ? Ces questions sont au coeur du roman que vient de publier l’écrivaine engagée Cy Jung, « Kito Katoka », chez L’Harmattan. On suit des moments clés du parcours de l’enfant jusqu’à son devenir de femme, ballottée entre traditions africaines et vie en France, accompagnée de belles personnes et de quelques malfaisants. Le tout sur fond de perception de l’albinisme en Tanzanie et en France, publication qui intervient dans une période où le débat sur la colonisation dérape parfois sur des comportements extrémistes.
Question : On ressent dans ce roman un engagement fort de l’autrice…
Cy Jung : Oui, je viens de relire votre portrait de 2004 et votre conclusion était « Quelle femme se cache donc dans la carapace de Cy Jung ? » La réponse c’est : Kito Katoka, 18 ans plus tard !
Question : Qu’est-ce qui vous a conduit à raconter cette histoire ? La part de réalité des enfants albinos est encore cruelle entre discrimination et fétichisme…
Cy Jung : Depuis l’entretien de 2004, j’ai adhéré à Genespoir, association française des albinismes, et j’en suis le comunity manager. Je suis plus au fait de la situation, et les massacres rituels d’albinos sont encore une réalité, au minimum une cinquantaine par an. Ça peut paraître marginal, mais aujourd’hui encore on massacre des adultes et des enfants pour faire des fétiches avec des morceaux de leur corps. Ça n’a rien de magique, c’est du commerce. Actuellement grâce à une représentante de l’Organisation des Nations-Unies [Ikponwosa Ero], il existe des protocoles de protection des personnes albinos dans plusieurs pays d’Afrique. Et parler de la déficience est de plus en plus quelque chose qui nous touche ; jusqu’à écrire « Tu vois ce que je veux dire » dans un mode guerrier « la société n’est pas faite pour moi , tant pis je vais m’en accommoder. » Depuis, la loi du 11 février 2005 est passée, qui a postulé de l’autonomie, on est 15 ans plus tard et ce n’est qu’une loi : l’accessibilité numérique comme en général n’est pas là, et pour les personnes déficientes visuelles, l’inaccessibilité numérique est terrible parce qu’on a tous cru à un truc magique, « enfin on va être autonomes », et en fait ça ne marche pas [lire cette enquête]. L’idée du roman était aussi de parler de la déficience visuelle autrement.
Question : Ce qui fait du bien dans ce roman, c’est la rencontre de gens qui font du bien aux autres, et ça fait du bien aussi…
Cy Jung : C’est un peu le sens de ma vie, les gens autour de moi sont comme ça. On se choisit les uns les autres. Là, je viens de me casser une cheville, je sors de l’hôpital et le gardien a monté le fauteuil roulant chez moi, ma voisine me fait à manger deux fois par jour, je croule sous les fruits, les cadeaux, il y a tout le temps quelqu’un. Ma vie c’est ça et je n’en veux pas une autre. Tous les gens qui fonctionnent comme un personnage du roman qui se fait virer d’une fête, la moindre personne de mon entourage qui aurait un propos ou une attitude un peu violente ou désagréable et incapable de le comprendre et de s’en excuser, elle n’existe plus pour moi. C’est un choix de vie, un combat aussi parce que les gens sont à mon avis fondamentalement bons et la violence du monde déteint sur à peu près tout le monde, même moi. La question c’est « qu’est-ce qu’on fait de notre violence ? »
Question : Dans votre roman, violence il n’y a pas, sauf celle des événements de la vie et de la mort…
Cy Jung : Oui, avec le confinement j’ai adopté une définition de la résilience entendue à la radio, « faire quelque chose de ce qui arrive ». Je ne sais pas quoi, mais Kito a une vie un peu difficile et elle semble heureuse, elle a choisi autour d’elle des gens qui l’aiment. Des gens semblables, il y a en beaucoup que je connais ; vous savez, quand on crée un personnage, on prend plusieurs personnes pour en faire une, et toutes ces personnes je les connais. Je ne suis pas Kito Katoka, le roman n’a rien d’une autofiction, mais c’est la vie dont j’ai envie en fait, ma vie rêvée, ou même réelle.
Question : Outre une partie de votre environnement personnel et amical, on trouve dans ce livre des lieux que vous affectionnez tel le parc des Buttes-Chaumont ou le parc Rosa Bonheur ?
Cy Jung : Je n’habite pas le 19e arrondissement [de Paris], mais le 14e, je vais faire du judo dans le 19e près des Buttes-Chaumont qui n’est pas mon lieu fétiche. Je suis Parisienne d’adoption et j’ai pris la symbolique des Buttes-Chaumont, un peu aussi parce que je suis fan de Vernon Subutex de Virginie Despentes, et je voulais que Kito Katoka croise un peu les personnages de ces romans. L’essentiel pour moi du 19e et des Buttes-Chaumont, c’est le judo que j’ai débuté il y a une dizaine d’années, ça a changé ma vie : je suis ceinture noire, prof assistante, tout cela en commençant tard et en étant malvoyante. Le prof de judo se reconnaît dans le roman, c’est un mec extraordinaire.
Question : Ce roman arrive à un moment de notre histoire marqué par le courant décolonial et la culture de l’effacement, il semble qu’à plusieurs moments vos personnages se télescopent avec cette crispation du débat public…
Cy Jung : Non, parce qu’il a été écrit il y a trois ans et ces débats ne faisaient pas la une des journaux. Je suis membre de l’observatoire de la liberté de création de la Ligue des Droits de l’Homme. Nous défendons la liberté de création, je suis engagée politiquement dans plusieurs mouvements. Je pense que la France n’a pas digéré la décolonisation, ce qu’on appelle le racisme institutionnel – le mot devrait être rebaptisé – correspond à une réalité. C’est vrai que Kito, elle est noire et elle est blanche, je m’en suis beaucoup amusée. Il y a des problèmes politiques, avec l’Occident qui se construit sur l’exploitation du reste du monde depuis plusieurs siècles, exploitation des richesses, des humains, le mépris des personnes. Nous vivons dans un ordre libéral que je qualifie volontiers de « bourgeois hétérosexiste raciste et validiste. » Cet ordre économique fait que nous vivons bien, même quand on est pauvre, il est fondé sur l’oppression, la violence et l’exploitation. A chacun des niveaux de nos vies, on participe à ces mouvements d’exploitation. Des personnes disent « on existe et vous nous marchez dessus, on a simplement envie d’être là », tel le mouvement Black lives matter, je trouve cela légitime. Je ne suis pas favorable à l’effacement mais à la pédagogie et à l’explication. Si on efface tout ce qui est terrible dans l’Histoire, il ne va plus nous rester grand chose, on n’aura plus de mémoire, plus d’identité. Je suis pour toutes les critiques, mais m’opposerai toujours à la censure.
Question : Cette durée de trois ans entre l’écriture et la sortie du roman s’explique par un long mûrissement ou des difficultés à le faire éditer ?
Cy Jung : Pour être très honnête, le roman a été long à écrire. Et je suis estampillée « autrice lesbienne érotique », ce qui semble être au moins deux gros mot sur trois ! Ce qui fait que si je me présente à un éditeur il répond « on ne publie pas de littérature érotique », ils ne regardent pas ce qu’on a fait. Soit j’arrive en tant qu’anonyme et la publication d’un premier roman, c’est quelque chose qui arrive pour faire rêver ceux qui écrivent. Le milieu de l’écriture est fermé, pratique l’entre-soi. Je suis une femme, lesbienne, j’ose écrire des romans roses lesbiens érotiques et donc on me refuse le droit de publier de la littérature. Dans ce contexte, j’ai choisi L’Harmattan, j’ai confiance dans mon travail, et dans 20 ans mon roman sera encore disponible. Si je suis publié par un gros éditeur qui phagocyte les émissions et magazines littéraires, si dans trois mois mon roman ne se vend pas, il part au pilon. D’un côté, je n’ai pas d’article dans Elle, ça viendra peut-être, mais franchement je préfère Yanous à Elle, au niveau de mes engagements !
Kito Katoka, par Cy Jung, éditions L’Harmattan, 21€. Découvrez les chroniques du quotidien de l’autrice sur le blog Hétéronomie, qui signera son livre le 13 juin 2021 de 16h à 18h au Bar’Ouf, 182 rue Saint Martin à Paris 3e.
Laurent Lejard, juin 2021.