Paroles de Sourds (éditions La Découverte) s’inscrit dans la continuité de la marche à pied de l’Opération de Sauvegarde des Sourds (OSS), qui a relié Paris à Milan en juin 2013. Ses six contributeurs ont participé à cette longue marche d’un millier de kilomètres, et témoignent dans ce livre des raisons qui les ont conduits à s’engager en faveur de l’émancipation et de la reconnaissance des Sourds de France. Leurs interviews ont été, cela semble une première, réalisés en Langue des Signes Française puis transcrits bénévolement, ce qui explique les deux années nécessaires à la finalisation de cet ouvrage essentiel.

Question : 
Pourquoi avoir réalisé ce livre en transcription d’entretiens en Langue des Signes Française ?

Patrick Belissen : 
La langue des signes française est la langue par laquelle les récits des Sourds prennent leur sens. C’est en effet à partir du moment où les auteurs de l’ouvrage se sont appropriés cette langue que leur existence a pris une tournure plus vaste et plus profonde. Jusque là, ils ont vécu dans la dépendance à l’oralisme, un système qui privilégie la norme du sonore et qui se base sur la croyance qu’il faut se calquer sur les entendants pour vivre « normalement ». Par cette langue visuo-corporelle donc, les récits ont pu prendre une tournure vivante. Nous voulions permettre aux lecteurs entendants de pénétrer notre existence dans ce que nous avons de plus authentique. Pour nous, elle est infiniment plus expressive et même plus jouissive que ce que notre bouche peut produire en mots laborieusement articulés. La transcription de nos récits en français donne justement à voir ce que notre langue peut donner dans l’élaboration de notre parole, dans sa finesse comme dans la diversité des registres possibles.

Question : Que manque-t-il encore pour que la société française soit inclusive pour les Sourds ?

Patrick Belissen : 
Pour que la société soit inclusive à l’égard des Sourds, il faudrait qu’elle les reconnaisse dans leur spécificité ethno-linguistique. L’inscription de notre langue dans la Constitution de la République française en tant que langue de France enclencherait le processus de cette reconnaissance et permettrait une ouverture réelle aux Sourds. Une organisation sociale pourra alors être conçue autour de cette langue, en termes d’accessibilité et de développement du potentiel humain. Parmi les avancées sociales, nous pensons notamment à l’accès plein aux services d’interprètes et à l’éducation dans la LSF et la culture Sourde.

Question : 
Plusieurs contributeurs de l’ouvrage affirment qu’ils ne sont pas handicapés, mais pourtant toute l’aide aux Sourds s’inscrit dans l’action en faveur des personnes handicapées. Comment vivez-vous cette situation, et qu’est-ce qui devrait évoluer ?

Patrick Belissen : 
Notre déficit auditif pose certes le problème de notre insertion dans la société constituée majoritairement d’entendants. Cependant, à partir du moment où nous avons intégré la langue des signes comme vecteur de notre être au monde, nous nous sentons dans notre normalité. Nous refusons d’être étiquetés comme personnes handicapées parce que notre expérience est dramatiquement entachée par l’interdit de notre langue et la focalisation sur notre déficit auditif. L’aide apportée aux Sourds comporte deux options: l’option médicale et l’option culturelle. La seconde option qui consiste à promouvoir la langue des signes, notamment à travers l’éducation, est le parent pauvre de la politique actuelle. Par contre, l’option médicale régente pratiquement et aussi idéologiquement toute notre vie au point que rares sont les enfants actuels qui échappent au laminoir de la biotechnologie. Ce système encadré par la loi du Handicap du 11 février 2005 et l’arrêté de 2012 sur le dépistage systématique et ultra-précoce de la surdité engloutit la quasi-totalité des fonds de l’Etat dédiés à l’aide aux Sourds, ce sans qu’il y ait un contrôle de fond et sur le long terme relativement aux apports réels de cette médecine réparatrice et orthophonique. Alors que le libre choix entre les deux options est inscrit dans la loi, dans la réalité les parents qui ont choisi la LSF pour leur enfant doivent se livrer à un véritable parcours du combattant.

Propos recueillis par Laurent Lejard, août 2018.


Paroles de Sourds, par Patrick Belissen, interviews de Philippe Angèle, Nadia Chemoun, Ode Punsola, Jacques Sangla et Jeanine Vergès. Editions La Découverte, 19,50€ en librairies, 14,99€ en version numérique.

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