La question de l’instruction des Sourds fut d’abord un sujet de curiosité ponctuelle liée aux interrogations sur la langue et l’accès à la connaissance, et à des demandes particulières qui firent naître les premières expériences d’apprentissage à la lecture, l’écriture et même à la parole. Elle prit plus d’ampleur avec les Lumières et l’extension de l’instruction en général, avant même de devenir obligatoire pour tous. Le XIXe siècle en France a été prolifique dans le passage à la pratique, sous toutes ses modalités. C’est de cette richesse inégalée dont rend compte l’ethnologue Yves Delaporte dans cette encyclopédie sans équivalent : L’Ecole des sourds – Encyclopédie historique des institutions françaises. Il ne se limite pas à la recension de 158 institutions spécialisées, parfois commuées en centres de rééducation pour mutilés de la Grande Guerre (tel l’Institut Boyer à Dijon), en métropole comme dans les anciennes colonies, ni à la collection de rares et merveilleuses cartes postales (650 !) mais il l’alimente de toutes sortes d’informations, puisées dans de multiples sources, dont des historiens pourront faire leur miel. On les trouve dès son introduction et au gré des situations locales.

C’est bien par le biais de ces institutions que la langue des signes a pris corps et que des communautés sourdes se sont formées, du simple fait du regroupement d’abord, renforcé ensuite suivant les choix d’instruction. Et comme le fait justement remarquer l’auteur, cette langue « minoritaire », à l’inverse des langues régionales, est partout, « là-là-là » où des sourds peuvent la pratiquer entre eux. Minoritaire cependant par cette pratique intra-communautaire et parce que les effectifs de locuteurs sont souvent réduits.

A l’origine de ces créations institutionnelles, modestes en majorité en-dehors de quelques établissements-phares, des parents d’enfants sourds, avec l’appui et l’implication de religieux principalement (quelque quarante-cinq congrégations, communautés ou individus) ou de quelques laïcs concernés par la surdité, dans leur environnement ou personnellement. Ce lien personnel demeure encore aujourd’hui, ceux qui s’impliquent « en surdité » ont une raison personnelle. Et tant il est difficile de sensibiliser le grand nombre de ceux qui ne sont pas concernés, ces institutions ne sont pas à l’époque rattachées au ministère de l’Instruction publique mais au ministère de l’Intérieur, échappant ainsi à un contrôle normatif de l’instruction dont se plaignent certains face à l’anarchie des pratiques. Qualité du défaut ou défaut de la qualité, cette diversité est aussi ce qui a permis des pratiques qui n’auraient certainement pas pu exister autrement. Et malgré tout, il y eut beaucoup de Sourds laissés pour compte.

Cette histoire est évolutive et complexe, suivant le contexte général, comme l’impact à partir de décembre 1905 de la séparation de l’Eglise et de l’Etat qui a eu pour conséquence notamment de sauvegarder des centres au titre du soin plutôt que de l’instruction ; la « rééducation » en centres spécialisés est toujours d’actualité, par opposition à l’inclusion scolaire. Elle est également tributaire de situations particulières. Pour l’essentiel, les objectifs sont de former les jeunes sourds à des métiers artisanaux. Au milieu du XIXe siècle, la séparation des filles et des garçons (pratiquée ailleurs) répond à une autre inquiétude : le risque de « sympathies qui les conduisent à des mariages » (Valade-Gabel in Les sourds c’est comme ça: Ethnologie de la surdimutité, par Yves Delaporte, Maison des Sciences de l’Homme 2002), perpétuant la pratique signée autant que la conception d’autres enfants sourds. L’eugénisme est également en marche, comme partout ailleurs dans le monde occidental.

Ainsi la petite histoire fait écho à la grande. De ce point de vue, l’ouvrage fourmille d’éléments qui devraient satisfaire tous les lecteurs : les curieux d’histoire locale, de l’histoire des Sourds, de l’histoire institutionnelle et de l’instruction, jusqu’à l’architecture et autres thèmes à découvrir. Ce travail immense est un des derniers suivis par l’éditeur Marc Renard, décédé depuis, avec qui l’auteur a collaboré à plusieurs reprises. Il scelle leur volonté commune de promouvoir une histoire malmenée dans les publications courantes, avec un souci d’exigences qui lui vaut d’appartenir pleinement à celle de l’humanité.


Aude de Saint-Loup, traductrice, ancienne directrice du Cours Morvan, avril 2016.


L’Ecole des sourds. Encyclopédie historique des institutions françaises, par Yves Delaporte, Editions du Fox, 25€ chez l’éditeur.

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