À la suite des divers drames qui ont endeuillé notre pays ces derniers mois, la presse a signalé l’utilisation de grenades assourdissantes. Le son est de plus en plus utilisé comme arme, outil de terreur ou de torture. Ces armes peuvent-elles effectivement rendre sourd, définitivement ou temporairement ? Pour évaluer leur dangerosité quelques données techniques :

– Le Code du Travail impose une surveillance du personnel exposé à un niveau sonore de plus de 85 dB; donc, exposer le public à une puissance supérieure est dangereux.
– Au décollage, un réacteur d’avion produit environ 120 dB. Ce niveau de puissance rend sourd en moins d’une seconde par destruction des cellules cillées de la cochlée. Ces cellules ne se régénèrent pas; la surdité est totale et irréversible.
– La puissance annoncée des grenades assourdissantes est de 140 dB à cinq mètres (170 dB pour certains modèles). Donc toutes les personnes dans un rayon de cinq mètres sont rendues sourdes. Au-delà de cinq mètres, le risque varie en fonction de la distance, de l’humidité de l’air, des obstacles, de la réverbération…

Rappelons que le décibel est une unité logarithmique. Dans les fréquences perçues par l’oreille humaine, trois décibels de plus représentent un doublement de la puissance sonore. Outre l’effet du son, il faut tenir compte de l’effet de souffle de la grenade qui peut détruire les tympans, et de la rapidité de l’événement sonore (toutefois certains modèles de grenades implosent sans effet de souffle). L’oreille supportera mieux un son qui augmente progressivement. Le réflexe stapédien contracte la chaîne des osselets et limite la transmission des vibrations à l’oreille interne. Mais l’oreille est conçue pour se protéger des bruits de la nature. 140 dB et plus, c’est beaucoup trop pour elle !

Théoriquement, les grenades assourdissantes (qui produisent aussi un flash lumineux et une boule de feu d’environ un mètre de rayon) sont censées être projetées au-dessus de la foule. À quelle hauteur au juste? Et comment le tireur peut-il s’assurer de l’envoyer à une hauteur suffisante? Les forces de l’ordre sont bien entraînées, mais qui ne fait jamais d’erreur, surtout dans le feu de l’action? Wikipédia fait état de plusieurs blessés en France.

L’emploi d’armes qui peuvent rendre sourd ne vient-il pas d’une méconnaissance d’une surdité acquise? Au-delà d’une petite communauté de personnes nées-sourdes qui pratiquent la langue des signes et vivent leur surdité comme une culture, les conséquences, que notre association ne connaît que trop bien, d’une surdité acquise accidentellement sont très graves:

– Impossibilité de poursuivre des études.
– Risque très élevé de licenciement, de nombreux métiers exigeant une bonne audition, et une reconversion professionnelle très difficile en raison précisément de la surdité.
– Dépression quasi certaine, risque élevé de divorce, etc.
– Isolement social et culturel.
– Impossibilité de téléphoner et d’écouter de la musique.

Voilà à quels risques les manifestants sont exposés ! Pourtant, il y a longtemps que la loi du talion a disparu dans nos démocraties. Quiconque a déjà participé à une manifestation, ou y a été « pris », car elle était sur son chemin, connaît les dangers de la foule, ses mouvements imprévisibles, ses coups de chaud ou de panique. La plus pacifique des manifestations n’est pas à l’abri des agissements délictueux de quelques casseurs et autres provocateurs. Et c’est ainsi que quiconque peut se trouver, bien malgré lui, au mauvais endroit, au mauvais moment et être victime d’un grave accident provoqué par des armes non létales. Plusieurs exemples sont signalés au Canada.

En France, comme dans toutes les démocraties, manifester est un droit. Cependant, l’emploi d’armes théoriquement non létales mais pouvant causer des déficiences graves et permanentes (personnes éborgnées par des « Flashballs » ou rendues sourdes) décourage la population d’user de ce droit dans des conditions normales de sécurité. N’est-ce pas, in fine, le but recherché ?

Récemment une grenade offensive utilisée, paraît-il, conformément aux procédures, a provoqué la mort d’un manifestant. Un accident est toujours possible, surtout en situation stressante, et la seule façon de l’éviter est d’interdire l’usage de moyens trop dangereux. C’est ce qu’a fait le ministère de l’Intérieur, mais uniquement pour les grenades offensives. Il faut aussi interdire les grenades assourdissantes et, d’une façon générale, toute arme susceptible de provoquer des déficiences permanentes.

Fournisseur de la Gendarmerie Nationale, le Groupe Etienne Lacroix refuse d’apporter la moindre information sur la dangerosité des grenades assourdissantes qu’il fabrique : quelles sont les conditions requises pour employer ces armes, leur degré de dangerosité a-t-il été évalué quant au risque de surdité temporaire, partielle, permanente ou totale, quel organisme garantit l’innocuité ou la faible dangerosité de ces armes, quels troubles auditifs ont été constatés lors d’essais et d’entrainements à l’utilisation des grenades assourdissantes, ont-ils entrainé des pertes sévères et l’invalidité de victimes comme l’indiquent des articles de presse ? « Nous ne sommes pas habilités à communiquer sur ces produits, affirme Roland Encoyand, directeur de la communication du Groupe. Il faut vous adresser à ceux qui les utilisent et les font fabriquer en fonction de leurs besoins. » Donc à la Gendarmerie ! C’est une première : le fabricant renvoie à l’utilisateur final le soin d’informer sur les caractéristiques du produit qu’il a acheté !

Aux mêmes questions, la Direction Générale de la Gendarmerie Nationale apporte une réponse digne d’un pays totalitaire : « Pour faire suite à votre sollicitation, je suis au regret de vous informer que nous ne pourrons pas accorder une suite favorable à celle-ci », écrit un officier presse du SIRPA. Quand au ministre de l’Intérieur, qui est le chef de la Gendarmerie Nationale en temps de paix, son mutisme est également total. Cela veut dire qu’aucune étude n’établit l’innocuité des grenades assourdissantes : si tel était le cas le fabricant et les autorités la publieraient…

En situation de maintien de l’ordre, les armes doivent être non létales, mais aussi non handicapantes. Un pays démocratique a le droit de faire régner l’ordre mais pas de n’importe quelle façon : il doit se soucier des conséquences humaines, sociales et professionnelles de ses actes. La surdité n’est pas létale mais une surdité acquise brutalement est une apnée sociale dont il est long et difficile de refaire surface. Et faire reconnaître par l’État et les assurances ce préjudice et son origine, c’est tout un combat ! Désormais, pour manifester, nous recommandons de se munir de bouchons d’oreille. Si vous êtes pris de court, utilisez le vieux truc des ingénieurs du son : deux filtres de cigarettes peuvent limiter les dégâts ! Sinon, il nous restera à remercier l’État de nous fournir de nouveaux adhérents…


Marc Renard, président de l’Association 2AS, et Laurent Lejard, avril 2015.

Partagez !