Noémie Churlet : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Levent Beskardes : Je m’appelle Levent Beskardès, mon signe est les deux doigts de la main sur le haut de l’épaule en référence à mon père qui était soldat, il avait un insigne à l’épaule. Cela m’a été donné par mes camarades d’école en Turquie, à Istanbul. Je suis né Sourd bien sûr en Turquie, toute ma famille est entendante. Mon éducation scolaire a été un échec. J’allais souvent au cinéma, ce qui m’a beaucoup aidé. C’est également ce qui m’a permis de devenir comédien, poète, réalisateur, dessinateur, metteur en scène, etc. Je suis comédien depuis 1973, soit 37 ans.

Noémie Churlet : Comment est venu ce choix de métier ? L’accessibilité n’étant pas toujours totale, comment avez-vous pu mener jusqu’au bout votre formation ?

Levent Beskardes : 
Je rêvais de devenir comédien mais tout m’en empêchait. Mon voisin Turc était réalisateur (je raconte cette scène dans le film « Le pays des sourds » réalisé par Nicolas Philibert) il me disait que je ne pouvais pas jouer. Je me trouvais face à un rêve impossible du fait que je sois Sourd, cela me déprimait. J’ai ensuite appris à dessiner grâce à un célèbre dessinateur, Oguz Aral, celui-ci me conseillait de faire du mime puis me proposa un travail dans le très célèbre magasin de luxe Vakko. J’avais une grande capacité visuelle qui m’a permis d’apprendre vite. Pendant toute cette période, je n’oralisais pas, ni n’écrivais. Heureusement que c’était un travail visuel, je montrais du doigt, faisais des gestes pour me faire comprendre facilement. Après 8 ans, j’étais devenu chef de décoration. Je profitais de mes heures libres le soir pour faire des stages de mime. Il m’était impossible de communiquer avec les entendants, les écrits ne m’étaient pas accessibles. J’ai proposé à une association sourde de donner des stages de mimes. Pendant 8 ans, j’y donnais des cours bénévolement. Heureusement que j’avais mon salaire à Vakko, ce qui me donnait un confort d’avenir.

Un jour, on m’a proposé de devenir directeur, mais dans une autre ville, à Izmir. Je trouvais l’idée d’un directeur sourd bizarre. J’avais 33 ans à l’époque, jeune et avec une fureur de vivre, une folle envie de faire de l’art, j’ai décidé d’abandonner ce magasin. J’étais d’un coup face à l’insécurité. Je découvrais que le théâtre ne payait pas toujours. Je savais que c’était un risque. Avec mon argent de poche, j’ai créé une pièce de théâtre. Après cette pièce, je suis venu en France, j’ai vu « Les enfants du silence » où Chantal Liennel jouait. L’acteur Jean Dalric m’informait alors de l’existence d’International Visual Theâtre (IVT). Pendant 5 ans, j’ai travaillé comme « boutonnier » pour gagner ma vie. J’ai été sélectionné dans un court métrage avec IVT et c’est là qu’Alfredo Corrado, son fondateur, me demanda de rejoindre la troupe. Je continuais le métier de boutonnier et le soir j’allais à IVT. Au bout de 5 ans, j’étais viré et mis au chômage. J’avais l’allocation de chômage. J’ai continué avec IVT, jusqu’à maintenant. J’étais très motivé, j’avais des blocages mais mon rêve a été plus fort. Tout au long du chemin, j’étais guidé. Par exemple chanteur, on me disait : « impossible »… Je n’avais pas pensé qu’on pouvait chanter avec ses mains. Je trouvais au fur et à mesure, et l’accessibilité s’ouvrait. Par exemple, au musée Mac/Val, ou pour l’action culturelle de l’Université de Strasbourg qui ont été l’extrême de l’accessibilité pour moi. Je suis metteur en scène et les artistes sont entendants, aucun interprète mais au bout de 2 jours la communication commençait à se faire. Il est devenu possible de devenir metteur en scène Sourd pour entendant. Rien n’est impossible mais j’ai un seul blocage, je ne me sens pas citoyen. D’ailleurs, ce ne sont jamais les sourds qui disent que « c’est impossible » à cause de la surdité. J’ai réussi à devenir professionnel mais je n’ai jamais réclamé mon salaire. Je ne cherche pas du travail pour le salaire.

Noémie Churlet : Vous est-il arrivé de baisser les bras ? Si oui, comment avez-vous réussi à vous relever et avancer ?

Levent Beskardes : Mon obsession était trop forte, j’étais têtu, je sentais que c’était fait pour moi. J’en ai fait mon objectif. On me disait que je ne pouvais pas, j’étais découragé mais la passion était toujours en moi, elle était vive, il me fallait la suivre.

Noémie Churlet : 
Par quels moyens vous faites-vous connaître ?

Levent Beskardes :
 C’est IVT qui m’a permis de me révéler au public. IVT attirait les professionnels. Par ce biais, le réseau s’est fait petit à petit. Je rencontrais et me liais avec des artistes et petit à petit avec l’extérieur, je pouvais travailler hors IVT. Ce que je remarque, c’est qu’il existe des Sourds qui restent trop entre eux et s’isolent entre eux. Je trouve cela dommage. Ils se découragent vite de la communication orale ou écrite ou des efforts à faire. J’aime aller vers les sourds mais aussi vers les entendants artistes. Il est possible de communiquer avec eux sans passer par l’écrit, sans interprète. Il est possible de mimer, c’est tout à fait possible et d’ailleurs les entendants aiment cela. Bien sûr en situation de travail, il est impératif d’avoir un interprète. Mais dans la vie privée, c’est possible d’avoir des moyens plus simples.

Noémie Churlet : Quelle a été votre plus grande fierté dans vos projets ?

Levent Beskardes : Je suis fier d’avoir pu accéder à tout ce que je voulais, j’ai encore envie car je sens que ce n’est pas fini. De pouvoir rencontrer des personnes qui ne savent pas signer et sans passer par l’écrit de pouvoir communiquer. Je suis heureux d’être poète, de créer tous mes poèmes.

Noémie Churlet : Que souhaitez-vous faire développer en France ?

Levent Beskardes : Je rêverais que les sourds et entendants s’unissent, communiquent, sans interprètes, tout en gardant leur identité. Les entendants ont leur propre expression gestuelle, donc il est fort possible de les faire fusionner. J’aimerais que dans toute la France, tous les Sourds puissent être accueillis dans les écoles, que les structures soient prêtes pour qu’ils soient fusionnés avec les entendants. Comme à Toulouse ou Poitiers, mais partout en France. J’aimerais aussi que dans les écoles des Sourds il y ait un programme d’atelier théâtre poésie, tout ce qui touche à l’art pour les faire s’ouvrir au monde. Que les conservatoires d’art, musique, soient tous accessibles aux sourds. Ce n’est pas normal qu’il y ait des ateliers d’art, théâtre, mime pour les entendants en langue des Signes et qu’ils ne pensent pas à faire participer les Sourds.

Noémie Churlet : Que conseillez-vous aux Sourds qui souhaitent faire le même métier que vous ?

Levent Beskardes : De ne pas commencer à devenir comédien de suite mais d’avoir un travail fixe pour avoir des salaires. Et au fur et à mesure qu’on s’est développé et qu’on a une embauche sérieuse, on peut lâcher son travail. Il faut une sécurité car c’est très difficile. J’ai beaucoup de propositions mais cela ne me permet toujours pas de vivre de façon confortable. 37 années… de longues années pour y arriver. S’il y a des jeunes qui réussissent à percer dans le domaine et être temporairement célèbre, il faut tenir ce constant « appel de travail » qui permet d’en vivre.


Propos recueillis par Noémie Churlet, Intermittent’Sign, février 2011.

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