…D’autres ont des ambitions plus globales et revendiquent la reconnaissance des droits à l’égalité des chances pour tous dans tous les pays.

Longtemps les personnes handicapées ont été transparentes en tant que sujets. Elles n’existaient qu’à travers leurs manques : manque de parole, de motricité, de raisonnement, etc. Les diverses manifestations de leurs incapacités étaient généralement sanctionnées par des stigmatisations qui se traduisaient par des mises à l’écart des groupes sociaux auxquels elles auraient pu prétendre appartenir. Jusqu’à une date encore récente dans le monde occidental, les associations qui se préoccupaient de défendre les intérêts des personnes handicapées étaient issues de mouvements de charité. Laïques ou confessionnelles, elles intervenaient pour que soient octroyées, ici ou là, des compensations financières ou matérielles aux déficiences que devaient supporter des familles ou des êtres notoirement différents.

Au cours des dernières décennies, la perception de ces discriminations a évolué.
 La vision d’une inégalité naturelle a fait place à un sentiment d’injustice sociale. De plus en plus nombreuses ont donc été les personnes handicapées à réclamer le droit à être considérées avec dignité et non plus comme des individus de seconde zone. Devant l’incapacité des administrations étatiques de répondre à leurs besoins, les personnes handicapées se sont regroupées pour tenter d’agir sur la réalité et d’y prendre la place qui leur y semblait due. Selon les environnements socio- politiques, les actions ont été bien différentes.

En France, certaines associations sont issues de la volonté et de l’énergie de fortes personnalités durement touchées par la maladie. Suzanne Fouché crée en 1929 l’ADAPT, Ligue pour l’Adaptation du Diminué Physique au Travail. André Trannoy fonde en 1933 ce qui sera l’APF, Association des Paralysés de France. Plus récemment et dans d’autres circonstances, c’est par le biais de la représentation qu’ont été défendus les intérêts des personnes handicapées. En 1960, l’UNAPEI, Union Nationale des Associations de Parents d’Enfants Inadaptés, naîtra dans la perspective d’un militantisme familial qui a su jouer de ses relations sociales et politiques pour faire entendre la cause des jeunes déficients mentaux. En 1962, c’est le militantisme syndical enseignant qui se trouvera à l’origine de l’APAJH, Association Pour Adultes et Jeunes Handicapés, et pèsera pour faire triompher la laïcité dans l’éducation spécialisée. Dans une autre direction, particulièrement originale puisqu’il ne s’agissait plus alors de compenser les déficiences dues à une maladie mais d’éradiquer cette maladie, est née l’AFM, Association Française contre les Myopathies. Collaborer avec les gouvernements en espérant devenir un partenaire écouté ici, revendiquer une opposition de principe là pour arracher une égalité de droits avec n’importe quel citoyen, telle est donc la problématique dans laquelle évoluent chez nous les associations de personnes handicapées.

Aux États-unis et au Canada, l’Independent Living Movement apparaît à la fin des années soixante. Si ce mouvement pour une vie autonome doit beaucoup à l’expérience d’étudiants handicapés moteurs à l’université de Berkeley en Californie, il faut rappeler de quelle manière l’ambiance idéologique a participé à la manifestation de ces revendications. À cette époque, l’Amérique baigne dans un climat où affleurent :
– Une montée en puissance des mouvements des droits civils. Les personnes handicapées voient désormais leur situation défavorable analogue à celle des noirs, des femmes, des homosexuels, c’est- à- dire en termes de manifestations discriminatoires.
– Une demande de désinstitutionnalisation. Les parents d’enfants handicapés veulent voir leur progéniture vivre le plus possible au sein des structures normales d’éducation.
– Une volonté de démédicalisation du champ du handicap.
– Une perception aiguë de la pertinence du soutien mutuel et de l’émulation par les pairs, dans la droite ligne de l’action des Alcooliques Anonymes.
– Un désir de participer à l’exercice des droits des consommateurs. Les personnes handicapées veulent devenir des consommateurs de biens et de services à part entière.

Dans ce contexte, les personnes handicapées ne se considèrent plus ni malades, ni cassées en espérance de réparation. Les situations handicapantes qu’elles rencontrent sont générées par des problèmes sociaux et non pas par des questions individuelles. Autonomes, les personnes handicapées détiennent autant de pouvoir que n’importe qui, elles abandonnent leur rôle d’objet de charité pour gagner un statut de sujet. Pendant plus de vingt ans, sur le territoire des USA, les personnes handicapées ont lutté dans les rues, auprès des instances judiciaires, elles ont aussi pris des positions politiques, jusqu’à aboutir en 1990 à l’établissement de l’Americans with Disabilities Act (ADA), loi fondamentale marquant l’obligation pour la société de défendre ses citoyens contre les discriminations liées à la situation de personnes handicapées.

Mais la philosophie qui sous-tend le Mouvement pour la vie autonome n’est pas restée cantonnée à l’Amérique du Nord. Elle a diffusé en Europe, au Brésil, au Japon, en Australie, des pays où des centres autogérés ont apporté une réponse souvent originale aux besoins des personnes handicapées. En 1980, l’internationalisation du mouvement s’est concrétisée par la création au Canada de l’association Disabled People’s International dont l’objectif, à l’initiative de groupes de personnes handicapées motrices, est l’impulsion d’actions politiques auprès des instances internationales (ONU, Conseil de l’Europe, etc.) pour faire valoir les droits des personnes handicapées et voir disparaître les obstacles à l’exercice de leur citoyenneté. Dans le réseau de quelques 120 membres de DPI, la France n’est pas absente. Elle est représentée par le Groupement Français des Personnes Handicapées. Son ambition est la suivante : « Le GFPH est une fédération inter handicap qui s’adresse à toutes les personnes handicapées et à leurs organisations. En favorisant le partage d’expériences positives et la participation citoyenne, le GFPH est un mouvement qui met en valeur les capacités de chacun ».

Toute la question est de savoir aujourd’hui comment, en France, pourrait se concrétiser ce changement d’optique du phénomène « handicap », ce bouleversement de paradigme, d’un modèle médical traditionnel vers un modèle social où les personnes handicapées deviendraient experts de leurs expériences. Comment agir sur les politiques sociales au milieu d’associations gourmandes de leurs prérogatives médiatiques et de leurs pouvoirs de gestionnaires de structures d’accueil ?

Pierre Brunelles, juin 2001.

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