L’Assemblée Nationale et le Sénat ne sont pas d’accord sur l’accès au téléphone des personnes sourdes, malentendantes ou privées de la parole tel qu’écrit dans l’article 43 du projet de loi pour une République numérique. Les députés avaient suivi le texte élaboré par le Gouvernement, en l’amendant à la marge, prévoyant de confier à des opérateurs privés la relation téléphonique entre d’une part les personnes sourdes, malentendantes ou privées de la parole, et d’autre part les services publics ou privés ainsi que les sociétés commerciales. Il n’est pas expressément fait mention de l’interprétation en Langue des Signes Française ou Langage Parlé Complété, mais de « traduction écrite simultanée et visuelle », ce qui peut être satisfait par du texte écrit filmé : pas d’interprète, une simple webcam et l’affaire est faite.

Ce texte limite l’accessibilité téléphonique aux seuls contacts administratifs ou commerciaux, les conversations personnelles entre particuliers relevant d’une « offre de services de communications électroniques [incluant] un service de traduction simultanée écrite et visuelle. » Il s’agirait d’applications « de communications électroniques permettant la vocalisation du texte, la transcription de la voix en texte, la traduction en et depuis la langue française de signes ou la transcription en et depuis le langage parlé complété. » L’article ajoute : « Cette mise en oeuvre ne peut se substituer au service de traduction simultanée écrite et visuelle […] qu’à la condition de garantir une accessibilité de qualité équivalente et d’offrir les mêmes conditions de traduction à toutes les personnes sourdes et malentendantes. » On voit bien que la LSF et le LPC ne sont mentionnés qu’en matière d’applications pour smartphones, tablettes ou ordinateurs, ce qui achève de rendre cette affaire particulièrement floue, d’autant qu’il faudra encore de nombreuses années de recherche pour que des interfaces fiables de traduction automatique soient opérationnelles.

La rédaction de ces dispositions s’inscrit parfaitement dans la tendance libérale actuelle de transférer l’égalité de traitement, du ressort de l’Etat qui en est légalement le garant, à l’initiative privée. Un texte écrit sur mesure pour les trois acteurs du marché français dont le plus médiatique, Delta Process exploitant les procédés Tadeo et Acceo, a été auditionné « par procuration » par la Commission des lois de l’Assemblée Nationale : son président, Hervé Allart de Hees, est également Secrétaire général du Conseil National du Handicap (CNH), l’une des organisations entendues par la Commission des lois. Certes, ce CNH que l’on pensait tombé en désuétude s’est fait représenter par son président, l’architecte Paul Joly, mais ce dernier aura su porter la « bonne parole » aux députés (aucun compte-rendu d’audition n’a été publié). D’association créée pour « changer le regard » de la société sur le handicap, la coquille vide qu’est devenue le Conseil National Handicap rend encore quelques services…

Or, ce bel édifice s’est effondré le 6 avril au Sénat : la sénatrice Valérie Létard (ancienne secrétaire d’Etat aux Personnes handicapées entre 2007 et 2009) a fait adopter en commission un amendement réécrivant totalement l’article 43 aux fins de créer le centre-relais des conversations téléphoniques que réclament depuis de nombreuses années les associations nationales de personnes sourdes. Plus question de faire payer l’usager, mais les opérateurs chargés au sein d’un groupement professionnel d’organiser et gérer ce centre-relais. Si une période de dix ans serait prévue pour que ce service fonctionne tous les jours 24 heures sur 24, à destination des « personnes sourdes, malentendantes, sourdaveugles, aphasiques ou handicapées de la communication », il devrait être opérationnel dans le délai d’un an après promulgation de la loi. Il assurerait « l’interprétariat français – langue des signes française, la transcription écrite, le codage en langage parlé complété, ou la communication multimodale adaptée aux personnes aphasiques, des appels passés et reçus, » un cadre nettement mieux défini que ce qu’avait écrit le Gouvernement suivi par les députés.

Les usagers seront assurément mieux servis par un centre-relais unique, assurant toutes les communications téléphoniques adaptées (à l’exception des services d’urgence pour lesquels la relation via le 114 serait maintenue), que par une ribambelle de numéros et services spéciaux dont ne profiteront guère que les sociétés commerciales qui les exploitent. Merci qui ?

Laurent Lejard, avril 2016.

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