Les années électorales 2007 et 2008 ont indéniablement vu des changements profonds à l’oeuvre dans les moeurs politiques françaises. Beaucoup d’évolutions regrettables certes, telles que la « peopolisation » de la politique et la liquéfaction des programmes et des idées, mais aussi quelque chose de fondamentalement nouveau : désormais, aucune campagne électorale n’est envisageable sans la diversité. Le changement est massif, irrésistible et irréversible. Acteur de terrain de la lutte contre les discriminations depuis mes premiers pas de bébé aveugle, me voilà au coeur de cette campagne d’un type nouveau, luttant de toutes mes forces pour que ce tournant de la vie politique française apporte des fruits concrets, et ne soit pas transformé en simple verbiage par les multiples facteurs d’inertie d’un système politique fossilisé.

En fait, l’attention portée depuis peu sur les discriminations, et en particulier sur les discriminations liées au handicap, est une éclosion dont les graines ont été semées il y longtemps déjà. La crise économique des années 70 a lentement commencé à grignoter la suprématie des élites traditionnelles françaises, désespérément homogènes, issues des mêmes écoles, des mêmes milieux sociaux, partageant les mêmes idées politico-économiques, et mues par la même conviction que le pouvoir leur revient de droit divin. En 1981, après le coup de tonnerre de son élection, François Mitterrand lançait le début de l’ouverture de l’édifice monolithique par la phrase fameuse : « La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire. Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire ». Après d’innombrables péripéties, pas en arrière et pas en avant, le gouvernement de Lionel Jospin a réussi à faire voter la parité : fait sans précédent, enfin la France reconnaissait l’existence de dysfonctionnements manifestes dans son modèle politique, et décidait de les corriger. Les réticences politiciennes à cette mesure nous apparaissent désormais, après à peine quelques années de recul, incroyablement ringardes. Un peu plus tard, le gouvernement, cette fois de droite, a instauré la HALDE, Haute Autorité chargée de lutter contre toutes les discriminations, qu’elles soient liées au sexe (comme dans le cas de la parité), à l’origine ethnique, à la religion, au handicap, etc. La campagne présidentielle de 2007 a été marquée, pour la première fois dans l’histoire, par l’irruption répétée de la question du handicap.

Ceci étant, il faut nous garder de crier victoire ou, pire encore, de croire que la question est réglée par le simple fait qu’elle a été abordée par les médias. La France est loin du compte dans la lutte contre les discriminations, et en particulier les discriminations liées au handicap. Les entreprises, le monde économique se mettent peu à peu en mouvement. Le monde politique est beaucoup plus lent à se mobiliser, et préfère se réfugier derrière les slogans ronflants. John Locke prenait l’exemple de la montagne d’or comme d’un phénomène naturel impossible : si l’or existe, certes en petites quantités, si les montagnes existent, certes peu nombreuses dans sa Grande-Bretagne natale, une montagne d’or est un phénomène rarissime, une perle rare, à la limite du possible. Etre un élu français handicapé et issu d’une minorité ethnique relève de la même rencontre des impossibles.

Les états-majors des grands partis politiques ont, à l’occasion des élections municipales, fièrement exhiber leurs têtes de listes féminines, et leurs quelques rares têtes de liste issues des minorités. De personnes handicapées, point. Le simple fait d’en parler, d’envisager la possibilité qu’un élu de la République puisse être handicapé passerait pour légèrement déraisonnable, pour une rêverie pas sérieuse, quelque chose comme la montagne d’or de Locke.

Pour que je finisse par figurer sur la liste de Frédérique Calandra du XXème arrondissement de Paris, il a fallu une lutte opiniâtre contre des préjugés bien plus ancrés, bien plus solides que n’importe quel handicap. Il a fallu convaincre qu’un élu handicapé pouvait faire le même travail qu’un élu valide, que les personnes handicapées ne sont pas vouées à vivre de la charité aux marges de la cité, que le handicap n’était pas incompatible avec la vie politique. Il a aussi fallu l’intervention d’un homme politique d’exception, qui a eu le courage, ou le brin de folie, de prendre au sérieux et de transformer en actes les beaux discours sur l’égalité que l’on répète d’autant plus qu’ils ne sont pas appliqués : Bertrand Delanoë.

Mille fois hélas, la France, patrie des droits de l’homme, a encore des décennies de retard à combler pour ce qui est de la pleine inclusion des personnes handicapées dans la vie de la cité. Si le gouvernement français ne compte pas encore de ministre en fauteuil roulant comme celui de Berlin, de grands progrès sont en train de s’accomplir sous nos yeux. La victoire des élus handicapés est celle de tous les Français. Peut-être que la profonde crise démocratique et morale que traverse notre pays sera surmontée par la réalisation d’une société qui ne mettrait plus à l’écart des pans entiers de la population, qui rafraîchirait sa vie politique en élisant des responsables aussi divers que la France de 2008.

Hamou Bouakkaz, mars 2008.

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