« Une maladie s’est abattue sur moi telle une tempête » sont les mots de Duy. Lien, elle, se rappelle : « J’avais l’impression d’avoir mille lames de couteau dans le corps. J’ai vécu sept ans à pleurer chaque jour et à prier le ciel que cela se finisse ». Pour Lâm, c’est le désarroi le plus total : « J’ai dû me faire à l’idée que je passerai le reste de ma vie en chaise roulante. »

Si le handicap fait son apparition dans la constitution vietnamienne dès 1959, la prise en charge des personnes concernées, elle, est loin d’être effective. Souvent rejetées, mises de côtés et déconsidérées, les personnes handicapées ici ne bénéficient pas de traitement de faveur. Il est en effet très difficile pour elles de trouver un métier. D’abord parce que l’absence de scolarisation des enfants – due à des structures inadaptées, à la complexité engendrée par le déplacement et les coûts supplémentaires – les conduit irrémédiablement à un niveau d’instruction faible voire inexistant. Pour preuve, plus de 40% de la population handicapée au Vietnam est illettrée. Privées de formation scolaire, l’accès à l’emploi s’avère être un combat supplémentaire pour ces personnes. Sans travail ou cantonnées à de basses tâches, les familles survivent plus qu’elles ne vivent. 30 % des foyers abritant une personne handicapée vivent sous le seuil de pauvreté.

Une fièvre conduisant au handicap.

Le cas de Duy est un triste exemple de descente aux enfers familial. Cet enfant né en parfaite santé est pris d’une terrible fièvre à l’âge de cinq ans. Sans raison apparente, sa température grimpe, grimpe jusqu’à dépasser les 40 degrés. A l’hôpital, le médecin est catégorique, Duy n’a plus que quelques jours à vivre. Mais l’enfant est bien entouré et son père refuse de croire à la mort de son fils aîné. Il intime l’ordre de faire une piqûre de Terneurin (vitamine B1) très coûteuse à Duy. Pour le garçon, il s’agit de « la piqûre qui lui redonne la vie ». Hors du coma, Duy n’en n’est pour autant pas sorti indemne. Les médecins annoncent une paralysie suite à une poliomyélite. Ses mains, elles aussi, sont gravement atteintes. L’entêtement du chef de famille persiste, il n’admet pas le handicap de son fils… Aux problèmes de santé s’ajoutent les difficultés financières. Toutes les économies de la famille ont été dépensées dans les soins administrés à Duy. Vient alors le temps de la résignation. Duy retourne à la campagne et prend conscience du fardeau qu’il est devenu. Son père, à cours de ressources, enchaîne les petits boulots et est finalement contraint de partir à Ho Chi Minh Ville trouver un travail. Il ne reviendra dans sa famille qu’une fois par an, incapable de payer les moyens de transport.

Sept années allongée.

Lien, elle, est issue d’une famille de neuf frères et soeurs basée à Phan Thiet, dans le sud du Vietnam. Ses souvenirs d’enfant n’ont pas la couleur des jours insouciants mais plutôt celle de l’effort. Sa famille, très modeste, vit de la vente de « chè », compote liquide à base de pois et d’haricots. Tous travaillent très dur pendant des années. Jusqu’à la mort de son père. A 16 ans, la jeune fille n’a pas le temps de s’intéresser aux garçons, comme le font les filles de son âge. Elle doit bêcher pour planter des légumes, ramasser du bois dans la forêt et apporter des produits au marché pour les vendre. Cette année-là, sa seizième année, en portant du bois, Lien ne trouve plus la force d’avancer. Elle a mal au dos, cède et tombe à terre. Quatre mois plus tard, elle s’écroule de son lit, sans plus jamais pouvoir se relever. La médecine traditionnelle mais aussi le « thay cung », une sorte de sorcier, n’ont pas réussi à la débarrasser de son mal. Sa mère a vendu leur maison, emprunté aux voisins, rien n’y a fait et aucune solution n’a été trouvée. Lien reste couchée sur le ventre, clouée au lit toute la journée, pendant sept longues années. On l’apprendra plus tard mais elle est atteinte du Mal de Pott, une maladie osseuse nécessitant une prise en charge rapide.

La raison du handicap soudain de Duy, elle, reste très floue. Dans la majorité des cas, la fièvre est le premier indicateur de ce mal recrudescent. Puis c’est la paralysie. Sans explication catégorique, on attribue néanmoins cette maladie aux conséquences de l’agent orange, cet herbicide pulvérisé par l’armée américaine pendant la guerre. Menant à la mort du végétal et donc à la destruction des forêts, l’agent orange continue d’avoir de graves conséquences sur les populations exposées, telles que des cancers et des malformations. Des malformations qui, semble-t-il, sont véhiculées à travers les années.

Un destin brisé par un accident de la route.

L’agent orange n’est pas responsable à lui seul du handicap au Vietnam. Les accidents de la vie, eux aussi, jouent un rôle important. Dans ces rues bondées, arpentées par des hordes de scooters et de véhicules divers, inondées par le bruit strident des klaxons, la circulation n’est pas chose aisée. On se faufile, se glisse entre les voitures pour tracer sa route. Lâm, étudiant aspirant à être professeur, en a fait les frais. Le jeune homme, né dans une famille très modeste au Nord du Vietnam, a fait preuve d’une volonté de fer pour intégrer l’université de Binh Phuoc au sud. Il a travaillé avec acharnement pour ses cours, a partagé une chambre avec sept colocataires et a effectué des travaux de main d’œuvre dans un atelier de textile pour payer tout juste sa chambre et ses repas. Alors que sa vie d’étudiant bat son plein et qu’il vit une idylle avec une autre étudiante, il est victime d’un terrible accident. En route pour récupérer un membre de sa famille, pédalant sur son vélo, il est ébloui par les phares du véhicule en face de lui. Catapulté sur le bord de la route, il reste immobile. Lorsqu’il entend un bruit de moteur, il hurle à l’aide. En vain. Au bout d’une heure, son souffle se fait court. Il perd conscience. Son oncle, inquiet, s’est mis à sa recherche et le retrouve, gisant au bord de la route, laissé pour mort.

Pour les personnes défavorisées, l’accès aux soins au Vietnam est un obstacle de plus. Une assurance d’Etat les prend certes en charge mais les oblige à patienter jusqu’à ce que les personnes ayant les moyens de payer soient soignées.

Tim et Maison Chance, une bénédiction.

Dans l’attente de traitements ou dans l’abandon d’une guérison possible, Duy, Lien et Lâm ont entendu parler de cette maison ouverte aux personnes handicapées et aux enfants des rues. Celle qui s’en occupe, une Suissesse, Aline Rebeaud, surnommée Tim (qui signifie « coeur » en vietnamien), prend en charge tous ces laissés-pour-compte. On appelle ce refuge Maison Chance. Au début, il ne s’agit que d’un toit. Au fil du temps, de la bataille quotidienne menée par Tim et de la générosité des personnes rencontrées sur son chemin, Maison Chance s’agrandit. Trois lieux (à un kilomètre les uns des autres) sont aujourd’hui ouverts à des personnes handicapées, des orphelins et des enfants défavorisés du quartier de Binh Tan, la banlieue pauvre d’Ho Chi Minh Ville.

Là-bas, on a accès à un logement et à une éducation. Duy, malgré son handicap aux jambes et aux mains, a suivi des cours d’informatique et de français. Lien a été intégrée à l’atelier couture et a trouvé l’amour, un jeune handicapé, comme elle. Et Lâm, tétraplégique, a lutté pendant des mois pour taper une lettre correctement sur le clavier de son ordinateur pour finalement être embauché dans une société de design. Il travaille depuis l’atelier professionnel de Maison Chance.

Mais surtout, à Maison Chance, ils ont retrouvé l’espoir. L’espoir d’être utile. « Il y a quelques années, le regard des gens envers nous était très dur. Comme si nous étions des gens inutiles. C’était le cas surtout dans les provinces et les campagnes. Aujourd’hui, leur regard est plus clément. Je pense que c’est dû à l’éducation des jeunes, ils sortent de chez eux et voient de nouveaux horizons », explique Duy. Pour Lam, le regard des autres reste un lourd fardeau. Passé le sentiment d’inutilité grâce à son travail, un complexe d’infériorité persiste : « Souvent, je pleure lorsqu’on m’ignore quand j’agite la main pour appeler un bus ou quand on refuse de me servir au restaurant. Certains ont une fausse conception des personnes handicapées. Pour eux, elles portent malheur ».

A Maison Chance, la seule association au Vietnam à prendre en charge les paraplégiques et tétraplégiques, ils sont tous logés à la même enseigne. Victimes d’accidents de la route, d’accidents du travail ou de l’agent orange, tous cohabitent avec une solidarité touchante. A l’heure actuelle, Duy vit dans le Village Chance de l’association. Une sorte de lotissement complètement adapté aux personnes handicapées qui payent un loyer revu à la baisse par rapport au prix du marché. Au moins ici, pas de problème au moment de la saison des pluies. Parce que beaucoup d’appartements en ville, eux, sont construits en contrebas et subissent les désagréments de ces pluies torrentielles. L’eau inonde la pièce, empêchant le déplacement des fauteuils roulants et les contraignant ainsi à rester immobilisés aussi longtemps que tombe la pluie. « Je suis bien ici pour le moment. Après, on ne sait jamais, je pourrai peut-être faire construire une maison exprès pour moi, adaptée à mon handicap » envisage-t-il.

Dans toutes ces histoires, il est question de destins brisés, de difficultés financières, d’abandon temporaire, d’envie de mort puis d’une prise de conscience et d’un espoir de s’en sortir. Si aujourd’hui, Duy, au regard plein de malice, est un as de l’informatique et dompte deux langues à la perfection, si Lien est une couturière habile et si Lâm peut se féliciter de taper sur un clavier et laisser libre cours à sa prose, c’est bien parce que, chacun, un jour, s’est vu tendre une main, adresser un sourire, lui redonnant la hargne de se battre.


Armelle de Rocquigny, mars 2013.

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