20 ans après son installation, Sophie Manuelian suscite toujours l’étonnement : elle est probablement la seule potière paraplégique travaillant en fauteuil roulant. « J’ai reçu pas mal d’appel téléphoniques, et des reportages. Encore maintenant des gens en fauteuil m’appellent pour me demander comment ça se passe, ce sont des amateurs qui veulent se faire plaisir. »
Même si elle a vécu dès l’enfance sur un territoire de poterie, ce n’est qu’au moment du baccalauréat que sa vocation a émergé : « Après ma terminale, je ne savais pas ce que je voulais faire, j’ai eu la révélation sur un marché potier. Ce qui m’a attiré, c’est tout, les formes, les couleurs, tout m’a interpellé. Je suis allé voir un potier pour savoir comment je pourrais apprendre, qui m’a dit « on fait un CAP à Aubagne« , et il m’a pris en apprentissage chez lui. Il m’a appris le métier. Quand j’ai eu mon accident, j’étais chez lui. Il est venu me voir à l’hôpital, il m’a dit que l’atelier serait prêt pour que je continue à travailler. Au début, la reprise était un peu chaotique – revenir 8 mois après en fauteuil roulant ! – mais j’ai retrouvé mes marques. »
Au sein de son entreprise artisanale Poterie l’Arlequin, Sophie Manuelian réalise toutes les étapes de fabrication, du tournage au décor à la main. Comme elle utilise une terre noire ensuite engobée par l’ajout en surface de terre blanche et de couleurs, elle emploie la technique du sgrafitte qui consiste à gratter la couche superficielle pour créer les motifs en faisant ressortir le fond sombre. Ses deux fours électriques sont à sa hauteur, avec des plaques légères ; pour les charger, elle se tient d’une main à l’accoudoir de son fauteuil et de l’autre enfourne les plaques. « Il y quand même des choses que je ne peux pas faire, comme manipuler des sacs lourds, ou décharger la terre. »
Potière, femme et maman
Son activité ne l’a pas empêchée de vivre sa vie de femme, toujours mariée au même homme s’amuse-t-elle : « Clément me connaissait valide, on faisait de la musique, on s’est connus à l’école. Il ne faut pas trop réfléchir, être trop « dans les clous » ou dans une mentalité particulière. Mais combien de fois il a oublié le fauteuil roulant quand on monte en voiture ! » De cette union sont nées deux filles : « Ça a surpris énormément il y a 18 ans. J’ai accouché à Montpellier, à deux heures et demie de route, mon gynécologue ne voulait pas s’occuper de moi, c’était l’inconnu pour lui. J’ai appelé mon médecin rééducateur, il a trouvé le professeur en gynécologie obstétrique Pierre Boulot. Mais à l’hôpital, c’était à moi de me débrouiller, il n’y avait rien d’aménagé, d’accessible, pour la douche et tout, une catastrophe ! Pour ma deuxième, trois ans après, ils avaient fait une chambre adaptée, j’avais tellement pesté ! » Côté loisirs, elle profite de la beauté des paysages du Lubéron et des Alpes : « Je fais du fauteuil tout-terrains motorisé et de descente, et du ski. On est très montagne, on fait toutes les activités. Mon aînée est championne d’Europe de VTT descente. »
« Je n’ai pas rencontré d’autre potière paraplégique, et je ne rentre jamais dans les cases. La Sécurité Sociale, la Caisse d’Allocations Familiales ne comprennent pas comment je fais cela : soit tu es en fauteuil, soit tu travailles. Et ça fait presque 20 ans que je travaille en poterie. » Elle a vu le territoire évoluer : « Il ne reste que 4 ou 5 potiers sur le canton, je travaille beaucoup, passionnée, et je fais la vente en boutique. Je suis installée à Rustrel, un village très touristique du Colorado provençal, mais avec moins de potiers au fil du temps. Et les gens me connaissent, je suis une enfant du pays, j’ai grandi à Garguas, à côté d’Apt. Notre territoire est fait pour la poterie, je suis super bien, c’est génial ici. Il faut quand même s’accrocher, cette année n’a pas été bonne. Il faut sortir, se rattraper, les gens ont de moins en moins de moyens, et la poterie c’est un coup de coeur. »