Lundi, 11 heures : une journée marathon s’annonce pour Bettina Eistel. Au programme, l’enregistrement de trois numéros de Menschen, das Magazin, une émission diffusée chaque samedi sur la ZDF, l’une des plus grosses chaînes allemandes. Depuis 2005, la présentatrice raconte, avec le sourire, l’histoire de personnes handicapées ou dans des situations difficiles, et leurs projets pour s’en sortir « sans pointer du doigt, mais avec un regard positif ». Un crédo qui convient parfaitement à la présentatrice pour qui l’optimisme a valeur de religion. Au moment de trouver une modératrice pour leur nouvelle émission, la ZDF n’a pas hésité : « Le charisme a compté dans leur choix, ne pas avoir de bras ne suffit pas ! », se réjouit Bettina Eistel. Sa différence, elle ne la voit pas comme un handicap, mais davantage comme « une autre manière de fonctionner ». Ses pieds et ses orteils sont ainsi devenus ses mains et ses doigts, une souplesse qui étonne parfois : « Ça m’arrive que quelqu’un au restaurant me dise d’enlever les pieds de la table, ils ne voient soi-disant pas que je n’ai pas de bras ! »

Bettina Eistel est une des victimes de la Thalidomide. Ce sédatif et anti-nauséeux était beaucoup utilisé par les femmes enceintes dans les années 50 et 60, avant d’être retiré de la consommation, reconnu coupable de graves malformations congénitales. Bettina passe ses premières années scolaires dans un établissement spécialisé, « un luxe » pour elle. La jeune adolescente doit se battre ensuite avec sa mère pour avoir le droit d’intégrer un lycée général : « Les responsables de l’établissement se demandaient si avec mon handicap, j’avais les capacités intellectuelles suffisantes. Une ânerie ! ». A force de persévérance, Bettina obtient le droit de passer des tests. Elle s’en sort bien, très bien même avec un « QI à la Einstein », et reçoit les plus plates excuses de l’établissement… Aujourd’hui, les personnes handicapées doivent être intégrées dans les écoles normales, « mais toutes les régions ne jouent pas le jeu, et les professeurs sont un peu dépassés face au handicap, et manquent d’éducateurs spécialisés pour les aider ».

Une dresseuse qui captive le pays.

Fille de psychologues, Bettina Eistel suit la même trajectoire après des tentatives avortées dans l’histoire de l’art, l’archéologie et l’ethnologie. Elle devient psychologue dans un centre de Hambourg, sa ville natale, et accompagne des enfants et leurs familles. Une passion pour les autres qu’elle vit en parallèle de celle pour l’équitation, un sport qu’elle débute jeune fille pour « imiter » sa grande soeur. Le cheval devient rapidement le meilleur compagnon de sa vie: « C’est comme faire un tango avec une personne qui ferait 600 kilos! En général c’est quand même moi qui mène… » Fascinée par le dressage, la cavalière progresse vite et la jeune femme apprend sur elle-même: « Si ma voix est trop agressive, ou si je suis énervée, le cheval le sent et l’est aussi. Je travaille aussi beaucoup avec le corps, les mouvements que je peux faire sont mes moyens de communication bien plus que ma voix. »

Une entente parfaite qui se traduit dès 2002 par de grandes performances sportives. Vice-championne d’Europe et du monde de dressage, elle est sacrée trois fois championne d’Allemagne, avant de ramener trois médailles des Jeux Paralympiques d’Athènes 2004. Une célébrité est née. L’image de cette dresseuse pleine de maîtrise, tenant les rênes de son cheval dans la bouche, fait le tour du pays. Derrière la championne, le grand public découvre une personnalité attachante, engagée et enthousiaste. « On m’a demandé si je voulais écrire un livre après les Jeux pour témoigner. C’était toujours très ennuyeux pour moi de raconter la même chose aux gens; j’ai pu dire : lisez mon livre ! », s ‘amuse-t-elle. Le titre de son autobiographie publiée en 2007, « Das Ganze Leben umarmen » (« Embrasser la vie »), un jeu de mot sur « Arm », bras en français, donne la couleur sur le retour en arrière plein d’espoir de l’auteure.

Des parents pionniers dans la lutte pour l’acceptation du handicap.

Des pages restent encore à écrire pour celle qui se définit comme une « toxicomane d’idées ». Le projet d’un livre de psychologie ludique pour régler les problèmes familiaux du quotidien, la formation des chiens pour personnes handicapées ou même une nouvelle compétition internationale de dressage de chevaux, mêlant participants valides et handicapés, l’agenda est déjà bien rempli. Surtout, Bettina Eistel entend poursuivre son engagement pour l’intégration des personnes handicapées : « J’ai de l’énergie positive à revendre, encore des gens à soutenir ». Ses témoignages et sa participation à des conférences sont autant d’occasions de rappeler le chemin encore à parcourir : « Je ne peux pas être un exemple. Bien sûr je suis la première présentatrice avec un handicap sur une grande chaîne, mais pour une émission sur le handicap, et pas sur le sport ou la politique. »

L’espoir est là, et la situation s’améliore doucement en Allemagne : « Il y a trente, quarante ans, mes parents étaient des pionniers, ils étaient seuls à se battre pour faire accepter mon handicap ». Aujourd’hui, les logements adaptés se font encore rare, les postes à responsabilité sont peu occupés par des personnes handicapées. Restent les mentalités, que des films à succès comme « Intouchables« , (« Ziemlich Beste Freunde » en Allemagne) participent à faire évoluer. « Avec mes parents, on a tellement retrouvé notre quotidien dans le film, qu’on ne rigolait pas aux mêmes moments que les autres spectateurs », se rappelle-t-elle. Des moments de légèreté par rapport à la réalité du handicap, que Bettina Eistel veut à tout prix privilégier au quotidien : « Parfois c’est horrible quand certaines personnes ont peur de moi et sont stressés par ce qu’il m’est arrivé. Mais il n’y a pas de société idéale. Je suis libre de faire ce que je veux, je suis bien entourée. Que demander de plus ? »

Propos recueillis par Adrien Godet, février 2013.

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