Très peu de citoyens handicapés ont accédé à un mandat électif de première ampleur, et Audrey Hénocque en fait partie. L’accident qui l’a rendue tétraplégique à l’âge de 15 ans l’a conduite à effectuer sa rééducation au centre de Saint-Hilaire-du-Touvet, en Isère, qui permettait également de poursuivre une scolarité ordinaire et des études supérieures. Elle a fondé avec son frère l’association Alarme en faveur de la recherche sur les lésions médullaires, poursuivi ses études à Sciences Po Grenoble, passé une année dans une université de Coventry (Angleterre), dirigé les ressources humaines du Département du Rhône, occupé un poste de direction au Maroc dans une grande école, dirigé l’Institut départemental de l’enfance et de la famille du Grand Lyon puis l’apprentissage et de la formation au Conseil Régional Auvergne-Rhône-Alpes. A l’issue d’une rude campagne électorale, elle a été élue au conseil municipal de Lyon dans la majorité écologiste conduite par Grégory Doucet qui a déboulonné Gérard Collomb, et a ensuite reçu la délégation de Première adjointe chargée des finances, de la commande publique et des grands événements. Elle s’est brusquement retrouvée, le 18 novembre dernier, sous les feux de l’actualité en répliquant, au bord des larmes, aux propos aussi vulgaires que réactionnaires de la cheffe de file de l’opposition de droite au conseil municipal, convoquant les termes de « cul-de-jatte » et de « pied bot » pour critiquer l’action de la majorité.

Question : Après votre accident, vous avez dû vous affranchir du poids du handicap et de ses conséquences pour construire votre vie…

Audrey Hénocque : Je ne dirais pas que je me suis affranchie. Toute personne doit pouvoir exercer le métier qu’elle souhaite, voyager, fonder une famille, que l’on soit en situation de handicap ou pas. Malheureusement la société, et parfois la famille, met dans la tête des personnes handicapées que ça ne va pas être possible. C’est notamment le problème de celles qui sont nées avec un handicap et qui vivent dans un milieu institutionnel ou familial qui les met dans la case « personne handicapée ». Alors que j’étais valide avant mon accident, ma famille est ouverte, et c’est aussi une question d’état d’esprit personnel, je ne me suis jamais considérée comme ne pouvant pas faire certains choix, voyager, rencontrer quelqu’un et fonder une famille, etc. Une fois qu’on pense que c’est possible, même s’il y a beaucoup de contraintes avec un handicap, j’ai pu faire des choses qui ne sont d’ailleurs pas si extraordinaires que ça pour tout un chacun mais qui, pour une personne en situation de handicap semblent souvent étonnantes, ou impressionnantes.

Question : Justement, ce qui est impressionnant c’est de vous retrouver dans la position de l’élue handicapée qui a accédé à la plus haute fonction municipale en France, première adjointe à la maire de Lyon.

Audrey Hénocque : Je ne sais pas si c’est unique en France, il y a aussi eu des ministres, en fauteuil roulant ou à handicap pas visible. Suite à l’incident au conseil municipal de Lyon le 18 novembre, quelques personnes m’ont dit que les situations de handicap ne sont pas faciles, et je ne savais pas qu’elles étaient elles-mêmes en situation de handicap. Mais je vous rejoins sur le fait qu’il y très peu d’élus ayant un handicap visible, alors qu’il y a plus de 10% de personnes handicapées dans la société; leur représentation n’est pas proportionnelle chez les décideurs.

Question : Après votre parcours universitaire de haut-niveau, qui vous a conduit à Coventry, puis à occuper des postes à hautes responsabilités, pourquoi vous êtes vous engagée dans la campagne des municipales à Lyon ? Quel est le rapport entre la présidence de l’association Alarme et l’engagement écologiste ?

Audrey Hénocque : Il n’y a pas forcément de lien. L’association Alarme est la seule action de mon parcours personnel qui est liée au handicap, je l’ai créée avec mon frère pour essayer d’améliorer la situation physique des personnes para ou tétraplégiques. Après, je me suis engagée professionnellement, avec des fonctions importantes, Directrice des Ressources Humaines du Département du Rhône, à la Région Auvergne-Rhône-Alpes où j’étais directrice de la formation. Ensuite, j’ai pris conscience progressivement de la question environnementale et du fait que le modèle dominant de capitalisme et d’inégalité sociale, de dégradation de l’environnement de la société dans laquelle on vit ne correspondait pas à mes valeurs, mes convictions. Je me suis intéressée à la campagne des écologistes au moment des élections régionales de décembre 2015, je me suis dit que j’avais envie de les aider à gagner la ville de Lyon et la Métropole. Je suis entrée comme soutien dans cette campagne électorale, et de plus en plus active jusqu’à ce que le futur maire de Lyon [Grégory Doucet] me propose de devenir l’une de ses adjointes si nous réussissions à gagner. Et quelque temps avant les élections, il m’a même demandé si je serais d’accord pour être sa première adjointe chargée des finances, en cas de victoire.

Audrey Hénocque en compagnie de Bruno Bernard, Président de la Métropole de Lyon, et Fanny Dubot, maire du 7ème arrondissement

Question : Vous avez reçu cette proposition comme un accomplissement, ou une surprise ?

Audrey Hénocque : Une surprise sur le plan électoral, parce que même si on avait vraiment envie de gagner les élections, le résultat n’était pas assuré. Sur ma propre situation, me retrouver première adjointe, je n’étais pas si surprise que ça. Après tout, les élus sont des gens comme les autres, ce ne sont pas des dieux, tout le monde peut s’engager et être élu. Pour moi, c’était assez cohérent du fait de mon parcours dans la haute administration où je travaillais à conseiller des élus. L’élection, c’était juste un passage de l’autre côté qui est finalement assez naturel. Concernant le fait d’être en fauteuil roulant, je ne suis pas dupe que pour le maire de Lyon c’est un atout, un élément intéressant d’avoir une première adjointe qui est une femme et en fauteuil roulant. Je ne suis pas dupe de l’image que je colporte. Mais je sais que je suis aussi là pour mes compétences et ce que j’apporte à l’équipe municipale. Est-ce que je me serais retrouvée dans cette position si je n’avais pas été en fauteuil roulant ? On ne peut pas le savoir, tout ce qui nous arrive dans la vie est un cumul d’événements.

Question : Au quotidien, vous avez l’impact du handicap qui nécessite des temps de préparation beaucoup plus longs, pour le lever et le coucher, la vie d’adjointe et la vie personnelle. Vous vouliez fonder une famille, vous l’avez fait ?

Audrey Hénocque : Oui, j’ai deux enfants de 7 et 9 ans. La difficulté supplémentaire est que je me suis séparée de leur papa il y a deux ans. La moitié du temps je n’ai pas mes enfants du fait de la garde alternée, je gagne du temps, et l’autre moitié du temps je suis seule à devoir m’en occuper et c’est une gestion très lourde. J’aime bien la manière dont vous posez la question, parce que j’ai l’impression que mes collègues adjoints ne se rendent pas compte que je perds au moins deux heures par jour vraiment liées au handicap, entre la préparation, les soins, les contraintes qu’on ne peut connaître que si on est concerné. C’est lourd mais je me dis que d’autres gens perdent du temps pour d’autres choses. Quelques adjoints ont gardé un temps de vie professionnelle, et c’était davantage le cas à une époque où les élus s’impliquaient moins. Par exemple, je remplace un monsieur qui avait un autre mandat et en plus exerçait son métier d’avocat, il ne devait pas passer autant de temps que moi à la maire de Lyon. Moi, j’ai fait le choix de me concentrer sur mon mandat puisque j’ai besoin de beaucoup de temps pour gérer le handicap et m’occuper de mes enfants. Ce que je sacrifie, c’est le temps de loisirs.

Question : Des difficultés pour profiter de la ville de Lyon qui n’est pas, contrairement à ce qu’on a pu lire récemment, une ville difficilement accessible si on excepte les quartiers pentus de la Croix-Rousse et de Fourvière ?

Audrey Hénocque : Lyon est une ville quand même bien accessible maintenant, je pense que c’est l’une des plus avancées. Après, cela dépend du handicap, mais ce n’est jamais parfait. Il y a encore trois métros sur quatre qu’on ne peut pas prendre en fauteuil électrique et en fauteuil manuel, il faut se faire aider pour franchir l’écart entre le quai et la rame. Je suis parfois bloquée dans certains déplacements, et par rapport aux élus valides qui peuvent être à un endroit le matin, déjeuner à un autre, puis être en réunion ailleurs dans l’après-midi; moi je dois faire des choix comme sacrifier le déjeuner, parce que trois lieux différents en X temps ce n’est pas possible.

Question : Cette expérience de première adjointe vous donne-t-elle envie d’évoluer vers un autre mandat, départemental voire national ?

Audrey Hénocque : Je disais tout à l’heure que ce n’est pas parce qu’on est en situation de handicap qu’on doit se fermer des portes, mais ce qu’il est difficile de faire comprendre, c’est qu’on perd du temps en étant en fauteuil : il y a des choses bien plus compliquées à faire que quand on n’a pas de déficience. Et on doit être attentif à sa santé. Ce qui fait que je suis ravie d’exercer aujourd’hui des responsabilités importantes. Mais je ne me sens pas du tout, en tous cas tant que mes enfants sont petits, de devenir députée par exemple. Il faut être à Paris deux à trois jours par semaine, avec des débats qui se déroulent la nuit. Ça pose la question de l’adaptation des fonctions électives nationales aux personnes en situation de handicap, comme ça peut en poser à toute personne qui veut avoir une vie normale en élevant seule des enfants en bas âge. Tout le monde ne peut pas occuper des fonctions politiques importantes en ayant des contraintes familiales ou liées à la santé.

Question : Et éviter de tomber dans le piège de devenir professionnel de la politique. Vous semblez ne pas vouloir évoluer dans cette direction-là, être dans la politique jusqu’à 70 ans…

Audrey Hénocque : Je ne me pose pas la question comme ça. C’est vrai qu’en tant qu’écologiste, ce qui compte c’est de faire avancer les sujets auxquels je crois, qu’on vive dans une société plus juste et respectueuse de l’environnement et des autres. C’est presque une prise de position militante, et je suis passionnée par ce que je fais. Si j’étais persuadée que, pour avancer les choses, je devais devenir députée, et que j’en avais l’énergie et les capacités physiques, je pense que j’irais. Ce n’est pas la question d’être politicien à vie qui me pose problème, d’ailleurs je commence ma carrière politique à 40 ans. Non, c’est plus que je pense être utile à la ville de Lyon, et qu’en plus c’est gérable par rapport à la vie de famille sans trop tirer sur mes capacités physiques.

Question : Dans le même temps, vous apprécieriez que les citoyens handicapés qui s’engagent soient davantage soutenus avec une adaptation de la fonction, ce qui n’existe pas puisque les compensations sont marginales et réservées aux petites communes.

Audrey Hénocque : Tout à fait. Il faut permettre aux citoyens en situation de handicap de prétendre aux élections, faire campagne, être élus et pouvoir ensuite exercer correctement leurs mandats. De la même manière qu’il existe des systèmes de compensation pour que les personnes handicapées puissent évoluer dans leur vie, avoir un projet de vie comme on dit à la Maison Départementale des Personnes Handicapées, il n’y a pas de raison que le citoyen qui a des idées, qui a envie d’être élu, ne puisse pas exercer un mandat. Ça demanderait à la fois des changements de culture, qui commencent d’ailleurs à être constatés avec le combat pour les femmes, c’est-à-dire moins de réunions tardives, des changements dans la vie politique moins à l’ancienne où les hommes pouvaient consacrer jours et nuits à leur mandat parce que leurs femmes s’occupaient de la maison et des enfants. L’amélioration de l’égalité femmes-hommes aide également les personnes handicapées mais, pour elles, il faut des changements de fond : moins de très longues réunions ou le soir, de conseils municipaux interminables, et des compensations très concrètes comme rendre les hémicycles accessibles aux différents types de handicaps, et quand c’est nécessaire compenser le handicap par des aides humaines qui permettent de réaliser le mandat. Avec un autre élu municipal, Quentin Carpentier, qui vit avec des troubles autistiques, on a l’idée de créer un collectif d’élus en situation de handicap pour échanger sur nos expériences et faire évoluer cette compensation. Je sais que beaucoup d’élus sont concernés, notamment Odile Maurin à Toulouse qui a besoin d’aide humaine pour exercer son mandat et qui n’a pas actuellement de soutien pour cela.

Laurent Lejard, décembre 2020.

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