Il s’est produit un événement exceptionnel le 17 juin 2012 : deux candidats handicapés ont été élus à l’Assemblée Nationale, du jamais vu depuis la création de la Ve République ! Si l’élection de l’UMP Damien Abad a été médiatisée, elle a éclipsé celle du socialiste Malek Boutih. Né à Neuilly-sur-Seine (92) en 1964 dans une famille pauvre d’origine algérienne, il s’est fait connaître en accédant en 1999 à la présidence de SOS Racisme, organisation dans laquelle il militait depuis 15 ans.

Question : La dimension « handicap » représente quelle part de votre personnalité ?

Malek Boutih : Pour paraphraser Samy Davis Junior, j’étais enfant d’immigrés, pauvre et handicapé ! Le handicap était quelque chose de dur, mais je ne dirai pas que c’était le plus dur. J’ai eu la polio à l’âge de neuf mois, pour moi j’ai toujours été handicapé. J’ai fait un parcours que beaucoup de gens connaissent, une grande partie de mon enfance entre les hôpitaux et les centres de rééducation, j’ai toujours vécu au milieu de cela, pour moi c’est une normalité. Et une particularité qui donne un moteur et une force extrêmement importants pour la vie.

Question : Vous auriez pu vous retrouver sur des rails, de l’hôpital à l’éducation spécialisée puis dans le milieu protégé de travail. Comment en êtes-vous sorti ?

Malek Boutih : Il y a un peu de destin et un peu de chance. D’abord, les médecins ont réussi à stopper la polio, à stabiliser l’atteinte et limiter les séquelles. Puis un long travail de rééducation jusqu’à l’adolescence, puisque j’ai été opéré à l’âge de 12 ans sur la jambe droite, avec appareillage. Ça m’a permis d’avoir une autonomie, je me déplace sur mes jambes, avec des difficultés dans les escaliers, la fatigue que cela entraîne. J’aurais voulu être davantage quand j’étais enfant, être « l’homme qui valait 3 milliards », qu’on me pose un appareil pour courir vite, jouer au football. Mais j’ai considéré que j’avais passé une barre énorme : j’avais toujours vécu au milieu d’amis qui n’avaient pas de jambes, pas de pieds, pas de bras, des handicaps lourds, allongés ou en fauteuils roulants. J’avais réussi ma vie avant de l’avoir commencée, d’un certain point de vue, le jour où je me suis tenu debout. Ensuite, comme je suis issu d’une famille très populaire, ouvrière, je n’étais pas surprotégé. Je devais jouer avec les autres, c’était comme ça, sans possibilité d’alternative. Ça m’a donné un mors aux dents extrêmement puissant.

Question : Le gamin handicapé, ça peut être aussi le souffre-douleur…

Malek Boutih : Il peut être le souffre-douleur mais, d’un certain point de vue, on n’a pas de choix. C’est un combat pour une sorte de survie sociale et humaine qui est extrêmement importante. Le handicap physique n’est traité que physiquement, alors que son impact psychique, moral et psychologique est extrêmement puissant. Il y a une dimension que Boris Cyrulnik appelle la « résilience », une capacité à dépasser un traumatisme physique et psychologique. Pas parce que j’ai des qualités particulières, mais toute une série d’ingrédients et de circonstances. Je l’ai observé en voyageant dans des pays très pauvres, alors qu’en France l’encadrement médico-social est extrêmement important. Si j’avais été très atteint par la polio, j’aurais préféré vivre dans un pays pauvre que dans un pays où on me met de côté. Parce que derrière le soutien nécessaire, l’encadrement, il y a quand même une forme de mise à l’écart de la société qui n’existe pas dans les pays pauvres et qui oblige à se battre. Pour moi, le fait d’être dans la rue pour jouer au foot avec les autres, dans un milieu assez simple pour ne pas surprotéger, où on ne tirerait pas au but moins fort parce que je le gardais, on prend des baffes et on grandit, on s’endurcit. Ce passage a été extrêmement déterminant, il a construit ma personnalité. Même si je suis fragile d’apparence, franchement je suis plus dur que la plupart des hommes politiques qui m’entourent ! Parce qu’au bout du compte, quand je rencontre des gens qui me disent « j’en peux plus », je leur dis « tu connais rien à la vie pour dire j’en peux plus » parce que je sais ce que veut dire « j’en peux plus » au sens de ne plus pouvoir, d’avoir mal, d’être marginalisé. J’ai évolué extrêmement librement, ça m’a enlevé une peur profonde qui existe en chaque individu. Non pas que le pire me soit arrivé, mais je n’ai pas peur de dire une vérité, de me faire engueuler, ou de voir mon image. Je sais ce qu’on pense de moi : quand on a un handicap, le regard des autres quand vous êtes enfant ou adolescent, c’est terrible. Alors plus tard, ce qu’on pense de vous, vous le relativisez…

Question : On ne vous a pas « offert » de circonscription électorale, vous avez dû vous battre pour obtenir l’investiture du Parti Socialiste puis convaincre les électeurs.

Malek Boutih : J’ai toujours été persuadé que les électeurs choisissent leurs élus en fonction de critères différents de ceux qui sont soit disant dominants dans la communication politique : le beau gosse, grand sourire golden ! En fait, le tri n’est pas fait par les électeurs mais par les appareils politiques : après, on peut toujours dire que c’est les électeurs, comme d’habitude… J’ai été président de SOS-Racisme, et j’ai porté son action non plus sur l’antiracisme au sens culturel mais sur la discrimination, les pratiques discriminatoires. On agissait en justice, et ce qui m’avait beaucoup marqué, c’était de tomber sur des gens qui disaient « ce n’est pas moi, ce sont mes clients », ce n’était jamais eux qui discriminaient ! La vérité, c’est qu’il y a un appareil qui filtre la condition humaine, qui l’organise, la modèle par la communication, la publicité autour de la normalité, des symboles. Les appareils politiques reproduisent cela.

Mais pour l’électeur, la couleur de peau, le physique, etc., ne sont pas des critères déterminants. Même si quelques-uns y sont sensibles, dans la masse d’un résultat électoral, l’intelligence restera, en tout cas ce que les électeurs comprennent des candidats et de leur adéquation. S’il y a peu d’élus handicapés, ce n’est pas la faute des électeurs, mais celle des appareils politiques.

Question : Dans votre vie, avez-vous vécu davantage de soutien ou de refus ?

Malek Boutih : Je ne crois pas à la légende du self-made man. Je ne me suis pas fait tout seul avec la rage de vaincre et de m’en sortir : on rencontre toujours des gens qui ne se mettent pas en avant mais à un moment vous tendent la main et vous aident. Je me revois entrer en CE2 : ma famille n’avait pas du tout d’argent, je n’avais pas d’affaires scolaires, rien. L’institutrice m’a acheté des cahiers et des crayons, comme ça, sans rien dire. Elle n’aurait pas été là, peut-être que je coulais. J’ai rencontré des gens comme ça. Les refus, je les ai esuyés parce que, malgré ce que je suis, je n’ai pas voulu me comporter de la façon dont on voulait que je le fasse. Si j’avais joué le jeune beur qui veut s’en sortir, qui est gentil, qui trouve que c’est bien qu’il y ait une place pour le handicap, pour la discrimination positive, qui veut jouer sa petite part, tout le monde m’aurait caressé dans le sens du poil et promené en laisse pour se faire prendre en photo avec lui. Mais le fait que je décide de me comporter normalement, que je dise mes désaccords, on me répondait : « attends, déjà que tu es ça, tu peux pas faire comme les autres » ! Il faut bien comprendre qu’il y a une place pour la différence si elle reste à sa place. Mais si la différence veut se mettre au coeur, comme tout le monde, alors là on prend deux fois plus de claques que les autres… Une partie des gens que j’ai rencontrés en politique n’a pas supporté ma normalité : me connaissant de loin, ils pouvaient se dire d’abord « il est sympa », mais quand il y avait débat et que j’exprimais mes idées, mes désaccords, ils pensaient « pour qui il se prend ? ». Là on rencontre une adversité, et si j’ai été traité ainsi dans mon parcours politique, c’est parce que je n’ai jamais cédé un pouce à ce principe-là. Si j’avais cédé, j’aurais été un échec, pas un exemple. Être handicapé et se faire élire sur un quota « handicapés », c’est couler la tête des copains qu’on a connus à l’hôpital parce que c’est dire « vous n’aurez rien, vous comprenez il y a une place pour 100 ou pour 1.000 ». Je connais le prix de ne pas céder, d’être têtu, une tête dure, de dire non. J’ai ramassé des claques, mais je sais en donner, à cet égard je suis un homme politique comme les autres !

Question : Les lois concernant le handicap ont été voulues par des gouvernements et des majorités de droite. La seule qui ait été votée par une majorité de gauche a été mise en oeuvre par un gouvernement de droite. Le traitement social du handicap serait-il de droite ?

Malek Boutih : C’est vrai, j’ai même remarqué une influence de la droite dans le milieu des grandes associations nationales de personnes handicapées, avec un côté « dame patronnesse », bonnes oeuvres. Un exemple concret : j’ai attrapé la polio en juin 1965, trois mois avant la vaccination générale. Il n’existait pas d’établissement public de rééducation pour les enfants en bas âge. Il y en avait un, privé, fondé à Antony dans les Hauts-de-Seine par Claude Pompidou [épouse de l’ancien président de la République Georges Pompidou NDLR]. C’est une longue histoire, ce rapport avec la droite, avec un tropisme particulier : le handicap parle d’humanité, baignée par la culture chrétienne. Alors que la gauche a toujours un problème avec la spécificité, elle se bat pour l’égalité par de grandes mesures générales. À cause de sa culture marxiste de généralisation, de classes sociales, et d’explication économico-sociale de toutes les problématiques.

Question : Vous avez plusieurs spécificités, dont celle d’être fils d’immigrés…

Malek Boutih : Évidemment, et ce n’est pas pour rien que je suis trop à gauche pour la droite… et trop à droite pour la gauche ! Je baigne au milieu des gens, je mène une vie absolument normale. Ceux qui viennent me parler s’étendent de l’électorat Front National à l’extrême gauche. Dans les deux blocs droite et gauche, des tropismes les empêchent de traiter avec efficacité et « normalitude » ces sujets-là au même titre que d’autres. Ça explique cette sorte de « partage du travail » entre la droite qui fait des lois sur le handicap, et la gauche qui fait des allocations…

Question : Parmi les parlementaires socialistes, y en a-t-il un en charge des dossiers handicap ?

Malek Boutih : Non. Je crois même qu’il n’y en a plus dans les autres partis politiques. Depuis la dernière vague de législation, les partis politiques suivent une tendance générale de la société sur le handicap : assurer l’encadrement sanitaire et social, en le sortant du jeu social. Le handicap n’est pas au coeur de la société, c’est un sujet à part. Moi, je marche, je bouge, je vis, qu’est-ce que je remarque : je vois peu de personnes handicapées dans les rues, où sont-elles ? Il y a une sorte de malthusianisme dans l’espace social qui repousse le handicap hors de la vue de tous, donc c’est un non-sujet. Et comme les associations de personnes handicapées, avec leur bonne volonté, sont souvent sur des dossiers techniques, elles ont perdu une dimension politique de la place du handicap. À force de traiter des droits, de l’accueil, des allocations, de toutes les questions techniques qui sont essentielles, elles ont oublié une revendication : le droit d’être visible, d’être vu et de vivre. Et d’être là, au milieu. Je ne comprends pas qu’aucune organisation ait mené un combat pour qu’un lieu essentiel soit ouvert, la télévision. Parce qu’elle est un miroir de la société. Il y a combien de personnes handicapées à la télévision ? On pourrait se dire : c’est une politique volontariste et on veut un présentateur de journal, d’émission, des candidats dans les émissions. Il y a une bataille de visibilité à mener, parce que le grand danger pour le handicap, ce n’est pas sa marginalité sociale et économique aujourd’hui, c’est son invisibilité sociale et politique.

Question : Comment sortir de cette invisibilité ?

Malek Boutih : Cela passe par un travail extrêmement volontariste et par une affirmation au coeur de la visibilité. L’enjeu de la télévision est important, en disant « on représente tout le monde ». C’est quelque part aider une population à vivre mieux ensemble. Il faut bien comprendre que chaque fois que l’on met à l’écart de la vue des gens en fonction de la différence physique, ça a un impact sur d’autres couches, ça alimente le racisme, le sexisme, les phobies, les peurs, toute cette manière de « matricer » une société qui, à mon avis, fait aujourd’hui souffrir les gens. En leur faisant croire que, pour être un citoyen lambda normal, il faut avoir entre 25 et 35 ans, être beau, avoir un niveau de vie assez important et pouvoir hésiter entre deux voitures parce que l’une a une couleur qui vous plaît et l’autre un équipement intéressant… Ce qui n’est pas du tout la vie réelle des gens ! La question du handicap ne se pose pas pour les personnes handicapées, elle se pose pour la société. Une société qui cache ses personnes handicapées est une société qui cache toutes ses difficultés, qui vit dans une illusion de sa propre réalité.

Question : Quel sont vos projets sur le plan politique ? Envisagez-vous d’aller plus loin ?

Malek Boutih : Non, pas particulièrement. Avec le temps et l’expérience, compte-tenu de ce que mon engagement politique est militant, que je n’ai pas fait une grande école ou l’ENA, je n’ai pas de plan de carrière. J’ai toujours dit que je ne voulais pas de mandats locaux, non pas parce qu’ils sont moins attrayants, mais parce que je pense que cette idée que le politique peut tout faire a ni queue ni tête. Le travail de maire, de conseiller général, de conseiller régional n’a rien à voir l’un avec l’autre. J’ai des amis qui sont élus locaux dans ma circonscription : je suis admiratif, je me dis que, parfois, c’est bien plus dur que ce que je fais. Moi, je me sens des capacités dans ce mandat de député, après je n’ai pas d’objectifs. C’est d’ailleurs le grand secret de mon travail : ne pas avoir d’objectif. Je vais là où je pense que je peux être utile. Si à la fin de mon mandat, je sens que je n’ai pas été utile, que je n’ai rien fait avancer, que finalement ça ne sert à rien, j’arrêterai. On m’a beaucoup posé la question de savoir si j’aimerais devenir ministre. Franchement, ça ne me fait pas rêver, loin de là. Dans la période actuelle, je plains même les ministres. Je détesterais être surveillé, signer une lettre qui m’interdit de partir en vacances là où je veux. Qu’est-ce que c’est que cette société, qu’est-ce que c’est que ce monde ? Pour l’instant, mes ambitions politiques sont sur le fond, sur la forme. Et d’ailleurs, en tant que parlementaire c’est la première période de ma vie où je « vis » de la politique : je suis rétribué par une indemnité parlementaire. Mais j’ai toujours travaillé et je veux continuer à travailler. Mon engagement politique, au fond du fond, c’est quoi : j’ai tellement de chance de marcher que je veux partager cette chance avec ceux qui n’en ont pas. Quels qu’ils soient, pas seulement handicapés, mais pauvres, marginalisés, discriminés, oubliés. Je me sens proche de toutes les personnes qui ne sont pas représentées dans une page de publicité, tous ces Français, quelles que soient leurs origines, leur couleur de peau, leurs opinions politiques.

Je partage un peu de mon bonheur, je n’ai pas d’autre ambition. J’ai aujourd’hui 48 ans, je donne, je n’ai même pas l’esprit de sacrifice. Moi aussi j’ai envie de vivre heureux : j’ai un enfant, je fais au mieux, je donne au plus. Et surtout, j’essaie d’éveiller des consciences et laisser un petit bout de flamme de quelque chose qui me paraît très important en France : la révolte. On a besoin de révolte.


Propos recueillis par Laurent Lejard, janvier 2013.

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