C’est à une mise à nu que se livre Nicolas de Tonnac dans l’autobiographie qui vient de paraître chez Albin Michel, « Chacun porte en soi une force insoupçonnée« . Dans ce récit, qui résulte d’interviews réalisées par l’un de ses cousins journalistes, ce médecin psychiatre qui exerce en Suisse raconte son enfance, son rapport avec ses parents, l’accident qui l’a rendu paraplégique à l’âge de 15 ans, son parcours depuis, en analysant l’ensemble à l’aune de son expérience de psychiatre et en montrant comment la vie, toujours, reprend le dessus. Il explique également l’impact particulier qu’a le fauteuil roulant sur son métier de psychiatre de liaison qui consiste à assurer une interface de bonne compréhension entre praticiens et patients, mettre de l’humain entre des actes techniques effectués par des médecins et subis par des patients qui ne demandent qu’à comprendre pour accepter… ou refuser en toute connaissance.

Question : La psychiatrie de liaison semble une discipline rare, notamment en France…

Nicolas de Tonnac : Ce n’est pas une spécialité très répandue, bien qu’elle soit maintenant reconnue par notre Fédération Helvétique. C’est une pratique qui a répondu aux disponibilités mais aussi aux cultures d’entreprise, c’est-à-dire qu’il y a des hôpitaux dans lesquels le psychiatre de liaison n’est pas vécu comme tel parce qu’on a recours à lui dans des situations aiguës, pour des patients en complète décompensation. Alors que l’on a dans d’autres domaines du soin besoin de l’éclairage du psychiatre. Peut-être aussi parce que dans certains pays, ce sont des psychologues qui se chargent de cela, alors qu’à Genève et en Suisse plus généralement ce sont très souvent des médecins psychiatres psychothérapeutes qui sont chargés de ce type d’approche.

Question : 
Vous vous êtes retrouvé dans la position du sujet, du patient qui a passé la barrière alors qu’il est très fréquent que les médecins, les « décideurs », considèrent que les personnes handicapées ne sont pas les plus qualifiées, trop impliquées personnellement pour être acteurs du soin…

Nicolas de Tonnac : 
Ce sont encore des reliquats, des craintes que suscite le handicap, la différence. C’est clair, une personne qui a dû surmonter un handicap, dans la mesure où elle a pu accepter sa réalité, ne va pas entrer dans la confusion entre elle et l’autre. Dans la mesure où ce travail d’acceptation n’est pas fait de façon suffisamment solide, cela peut provoquer des éléments de confusion dans la prise en soin. Cela semble assez évident pour la personne qui porte les stigmates visibles d’un handicap, mais je pense qu’il y a beaucoup « d’handicapés de la relation » qui travaillent dans les soins et qui l’ignorent joyeusement tout en étant convaincus que ce qu’ils font est juste, un peu comme des ayatollahs qui pensent qu’il n’y a qu’une seule vision des choses. Ils sont probablement plus dangereux que les personnes avec un handicap visible…

Question : 
En France, l’annonce aux parents du handicap de leur enfant est souvent faite à la va-vite, maladroitement. Qu’en est-il en Suisse ?

Nicolas de Tonnac :
 La maladresse n’est pas l’apanage des thérapeutes français, c’est aussi l’apanage de tous les individus surtout quand ils sont eux-mêmes tellement gênés de devoir annoncer quelque chose qui témoigne de leur impuissance à changer la réalité. Finalement, ils sont là très mal à l’aise de devoir modifier la perception que des parents ont de la réalité de leur enfant et surtout de l’espérance qu’ils avaient de l’accomplissement d’un projet forcément toujours très clair pour eux et qu’ils confiaient à leur enfant, en tout cas qu’ils voulaient voir leur enfant réaliser. On comprend bien que, quand il s’agit d’annoncer des choses désagréables, contrariantes, ce n’est pas facile et cela peut rendre parfois maladroit.

Question : Au fil de votre expérience, avez-vous perçu une évolution dans cette perception de l’annonce du handicap ?

Nicolas de Tonnac : Il y a quand même des choses qui ont évolué favorablement, c’est-à-dire que la manière d’annoncer a fait l’objet de formation aux soignants. On s’occupe aussi de les aider à comprendre qu’ils ne sont pas les auteurs du handicap, mais simplement les révélateurs, qu’il faut se dégager de cette confusion. Lorsque l’on annonce une mauvaise nouvelle, le plus important, une fois qu’on a dit les choses, c’est d’être disponible pour écouter, prendre en compte ce feed-back important qui renseigne sur le degré de pénétration de l’information chez l’interlocuteur. Maintenant, vous trouverez toujours des gens qui sous prétexte de manque de temps, de n’importe quel prétexte, ne s’arrangeront pas pour avoir la disponibilité nécessaire. On se dit toujours « enfin ce sont des professionnels » : oui, ce sont des êtres humains d’abord, avec toutes leurs limitations.

Question : Vous êtes dans la situation d’un psychiatre en fauteuil roulant, qui va au contact de patients devenus handicapés et qui vont se retrouver en fauteuil roulant. Cela crée-t-il une relation différente? En résulte-t-il une connivence « naturelle », des choses que l’on n’a pas besoin d’expliquer ?

Nicolas de Tonnac : J’aurais tendance à dire oui et non. Oui, parce qu’il y a un partage de la condition, de la situation d’exclusion dans laquelle se trouve la personne à laquelle on annonce un diagnostic de changement définitif de sa situation. De toute façon, quand on vous annonce un diagnostic de maladie, vous allez vivre un sentiment d’exclusion du monde des bien-portants, et il y a là quelque chose qui est souvent très difficile à accepter, qui ne se fera pas immédiatement. Mais il y a aussi l’autre côté : moi, je représente ce que les gens ne veulent pas être. Cette connivence, elle est peut-être aussi refusée d’emblée parce que les gens ont envie d’être comme ceux qui sont debout, alors me voir, c’est voir le spectre du futur !

Question : Pourtant, deux personnes en fauteuil roulant ont tendance à nouer spontanément contact, se tutoyer assez vite…

Nicolas de Tonnac : Un peu comme les motards ! Oui, bien sûr, on fait partie de la communauté des gens en fauteuil. Du coup, il y a un lien apparent, la fraternité dans le drame. Cela a joué souvent dans le fait que les patients me disaient « vous, vous pouvez comprendre ». Oui, je peux comprendre, je peux me représenter plus facilement, mais ce que je vis, ce n’est pas vous qui le vivez : on est deux personnes à vivre des situations qui ont des similitudes, mais on les vit avec nos équipements personnels qui rendent les choses différentes.

Question : Ce qui domine votre récit, c’est le poids dramatique, presque apocalyptique du handicap, ressenti comme un malheur et non comme un événement ouvrant sur une vie différente qui peut être plus enrichissante que la précédente.

Nicolas de Tonnac : Oui, bien sûr. Mais c’est après qu’on le voit. Ce sont des choses qui sont souvent inaccessibles ou impensables : au départ vous voyez ce que vous avez perdu, ce que vous gagnez c’est un changement. Les gains viendront après.

Question : La survenue du handicap est-elle toujours un malheur, toujours négative ?

Nicolas de Tonnac : Les gens ne peuvent pas envisager la survenue d’un handicap comme un événement positif et, a fortiori, ils envisageront cet aspect avec un peu d’effroi, dans une forme de dramaturgie personnelle : qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça, pourquoi est-ce que je suis puni ? Alors que non, il ne s’agit pas d’une punition. Pour moi, c’est simplement la manifestation d’une crise qui reflète des états de tension dans la vie d’un sujet qui aboutissent à ça. Évidemment, c’est une vision détachée. Sur le moment, le drame fait mal : quand vous vous brûlez les doigts, d’abord ça brûle, ensuite vous comprenez que c’est chaud et qu’il ne fallait pas toucher. Vous voyez, d’abord vous ne pensez qu’à une seule chose, la douleur.

Question : Finalement, qu’est-ce qui vous a motivé à raconter votre parcours de vie, qui est quasiment une mise à nu ?

Nicolas de Tonnac : J’ai souvent été questionné sur le fait de trop peu écrire, et ce que j’avais constaté, c’est que ma pensée va trop vite par rapport à l’écriture. Souvent, je n’étais pas satisfait du résultat de l’écrit. J’ai réussi à trouver une façon d’écrire, j’ai été interviewé par l’un de mes cousins qui est écrivain et journaliste et qui a transcrit le résultat de ses interviews. Ce qui m’a permis d’avoir au fond cette liberté du verbe dans les discussions, dans le fait que j’ai raconté. Pour moi, il est très clair que ce que je suis devenu résulte de ce qui m’est arrivé, que ces événements m’ont permis de réfléchir autrement et de voir autrement l’existence.

Propos recueillis par Laurent Lejard, mai 2013.

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