Alexandre Jollien, jeune homme suisse âgé de 25 ans et infirme moteur d’origine cérébrale, a fait « L’éloge de la faiblesse » dans un livre qui a obtenu deux prix décernés par l’Académie Française (prix Mottart de soutien à la création littéraire et prix Montyon de littérature et philosophie) en novembre 2000. Il a été « best- seller » en Suisse, et donnait récemment à Paris une conférence à l’Office Chrétien des Personnes Handicapées.

Question : Vous êtes un jeune philosophe !

Alexandre Jollien : Un étudiant en philosophie, en tous cas… J’étudie actuellement la philosophie grecque à Dublin.

Q : Et vous êtes aussi l’auteur d’un ouvrage remarqué…

AJ : Oui, c’est un petit dialogue. Je me suis proposé de parler à Socrate, lui raconter mon histoire et montrer en quoi l’expérience du handicap pouvait rejoindre les interrogations de certains philosophes. La société prône actuellement une compétitivité à tout va, on doit être des plus rentables. Si on se penche du côté du handicap, c’est vrai qu’on ne répond pas toujours à cette exigence de rentabilité et si on regarde du côté de la philosophie, on voit que Socrate prônait le fait de favoriser l’être – comment on vit, plutôt que l’agir – l’indépendance que l’on possède, le métier que l’on exerce.

Q : On découvre, au fil de votre ouvrage, que certaines personnes ayant une vie presque végétative ont beaucoup compté pour vous et semblent avoir déterminé des choix de vie personnels…

AJ : C’est très juste. Je raconte, par exemple, comment il y avait près de moi une personne paralysée, totalement grabataire, qui ne pouvait rien faire et qui riait de me voir apprendre à marcher. Je ne comprenais pas pourquoi ce grabataire en était à rire du pauvre garçon qui balbutiait ses premiers pas. En fait, c’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour m’appuyer, me soutenir dans mon entreprise. On pourrait le qualifier de légume puisqu’il ne pouvait rien faire et pourtant il m’a appris justement que la jalousie ne sert à rien, qu’on peut être heureux en étant totalement démuni et qu’il faut donner la parole et écouter les marginalités même si le dialogue est parfois difficile. Dans le cas présent, c’était quelqu’un qui ne pouvait pas parler mais justement prêter l’oreille, être attentif à d’autres signes moins manifestes mais tout aussi profonds, si ce n’est plus.

Q : A la différence des schémas de nos sociétés développées, vous avez exploré votre faiblesse auprès de plus faibles que vous…

AJ : J’ai surtout appris à l’apprivoiser au contact des plus faibles. On exhorte souvent les gens à camoufler leur faiblesse. Je me suis aperçu que la faiblesse était une donnée avec laquelle il fallait composer, dont il fallait faire un atout, l’accepter telle qu’elle était. Et en faire une richesse.

Q : La vivez-vous encore, cette faiblesse qui vous a donné la force de sortir des institutions et d’un schéma de vie qui semblait tout tracé ?

AJ : L’erreur serait de considérer qu’on est guéri une fois pour toutes. Je crois que le combat est quotidien. Apprivoiser un handicap, ce n’est pas facile, c’est un travail journalier. Alors comment, au quotidien justement, essayer de trouver sa ressource aux difficultés, devenir plus heureux ? Grâce aux contacts qu’on peut trouver, aux amitiés que l’on peut tisser au coeur même de la faiblesse. Dans mon institut, on s’entraidait, on avait une solidarité totale et ce soutien mutuel m’a beaucoup apporté pour faire face au handicap.

Q : Pour autant, il y a quelques domaines que vous paraissez avoir du mal à affronter. Dans votre livre, vous abordez la question de votre vie intime mais d’une manière qui semble assez vite évacuée. Est- ce toujours une difficulté, une plaie ouverte ?

AJ : Pas du tout, j’ai une amie… Mais il est vrai que je n’ai pas voulu parler de ça dans mon livre parce qu’on a aussi tendance à stigmatiser des schémas selon lesquels le handicapé n’aurait pas de vie intime, affective, sexuelle. Il est aussi vrai que je ne me sentais pas prêt à aborder le sujet. Il faudrait un livre en lui- même pour approfondir cette question et je ne peux parler que de mon expérience propre. Je ne voudrais pas sombrer dans le romantisme. Si on pouvait inciter certaines personnes handicapées à sortir de ce silence… ! Parce que je sais que pour beaucoup c’est effectivement une grande souffrance, une solitude aussi.

Q : Vous démontrez qu’on peut être à la fois infirme moteur d’origine cérébrale et honoré par l’Académie Française…

AJ : On a trop souvent voulu faire de la personne handicapée une personne retardée, impropre à la scolarité. Il y aurait des choses à dire sur la scolarité, pas si ouverte à la différence qu’on le dit, mais c’est vrai que des personnes handicapées peuvent produire une réflexion et s’insérer dans la société pour autant qu’on les y aide. Je dis sincèrement que sans mes parents, sans mes amis, comptant sur mes propres forces, je n’aurais pas pu suivre un cursus normal à l’école : ça c’est fait parce que j’ai eu un soutien constant des parents, des professeurs, des amis, et c’est peut-être ça qu’il faudrait généraliser.

Q : Quels sont vos projets ?

AJ : J’aimerais continuer à écrire. C’est un secteur qui est très difficile mais je fais ça par pur plaisir. Ma joie, c’est de recevoir des courriers de lecteurs touchés par le message, et pas forcément des personnes handicapées. Je suis encore plus content lorsque ce sont des valides, parce qu’on doit leur montrer qu’on peut leur apporter quelque chose, qu’une personne handicapée n’est pas un boulet, une classe à part. Physiquement, il y a handicapé et non handicapé mais il faudrait resserrer les liens. Je pense que l’être humain, handicapé ou pas, peut enrichir l’autre pour autant qu’on s’en donne la peine.

Propos recueillis par Laurent Lejard, mai 2001.

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