L’Oiseau-Mouche est l’un des deux Centres d’Aide par le Travail à vocation artistique en France. Le second est le très discret Eurydice, qui s’est orienté vers la réalisation de décors et costumes et a délaissé la création scénique. Basé à Roubaix (Nord), l’Oiseau- Mouche dispose depuis un peu plus d’un an d’un théâtre bien à lui, Le Garage. Cette salle de 120 places, située en plein coeur de la ville, accueille les spectacles de la compagnie et de celles qu’elle invite. Les comédiens disposent de salles de répétition et de formation, de loges, bref de tout ce qui caractérise un théâtre standard. Depuis sa naissance, la compagnie a créé près d’une trentaine de productions, joué sur scène près d’un millier de fois en France et dans le Monde, accueilli environ 80 comédiens. L’Oiseau- Mouche est « un laboratoire ouvert à la création, un lieu d’échanges avec d’autres compagnies, artistes, formes d’expression, un espace de vie et de partage où la rencontre humaine est primordiale » affirme son directeur, Amaro Carbajal.

Longtemps, les créations de l’Oiseau-Mouche ont été confinées dans un répertoire onirique: les handicapés mentaux sont acceptables sur scène s’ils font dans la poésie, l’intellectualisme, la beauté formelle du geste. Il leur faut donner à rêver en n’étant pas trop près des réalités de la vie. « On nous assigne un rôle dans le paysage théâtral français » estime Amaro Carbajal. « En pratique, il est difficile de faire de la création artistique. Toutefois, depuis peu de temps, il y a une prise de conscience et un apport de moyens pour sortir de ce rôle désigné. Les comédiens handicapés ne sont plus dans la monstration ».

La comédiens de la compagnie ne se confrontent pas toujours au même public : à Roubaix, dans son théâtre, ce sont essentiellement des habitués qui suivent les spectacles de la compagnie au fil des ans et la part de ceux qui sont concernés par la déficience mentale, qu’ils la subissent ou la traitent, n’est pas négligeable. En tournée, ce sont des amateurs de théâtre qui sont dans la salle, avec peu de personnes handicapées.

Les comédiens qui travaillent à l’Oiseau-Mouche ne font pas partie des personnes habituellement orientées en Centre d’Aide par le Travail par les Cotorep. « Nous avons la possibilité de sélectionner les personnes que nous accueillons » précise Amaro Carbajal. Hervé Lemeunier, par exemple, est entré dans la compagnie il y a sept ans, et il en est à son huitième rôle créé: « Nous sommes des comédiens professionnels mais travailler en dehors du CAT est très difficile. Le statut d’intermittent du spectacle est précaire et on nous colle facilement l’étiquette ‘handicapé mental’. Ceux qui ont quitté l’Oiseau- Mouche sont pour la plupart allés dans d’autres CAT; quelques- uns ont tenté de conduire des projets personnels ». Amaro Carbajal ajoute que le statut en milieu protégé est « éminemment protecteur » et qu’il n’existe pas de filière favorisant la sortie du CAT: « Faire vivre la compagnie prend toute notre énergie; nous n’avons pas actuellement les moyens de mettre en place des actions d’accompagnement pour aider ceux de nos comédiens qui le souhaitent à travailler en milieu ordinaire, comme n’importe quel artiste. C’est un problème que nous allons devoir traiter parce que des pensionnaires nous demandent des débouchés. D’ailleurs, je suis convaincu que la place de l’Oiseau- Mouche est dans le théâtre traditionnel, pas dans celui des handicapés. Le handicap mental n’est pas forcément visible; je ne pense pas qu’il soit nécessaire de dire aux spectateurs qu’ils ont face à eux des personnes ‘différentes’. Il faut les laisser face au travail des comédiens pour qu’ils puissent l’apprécier sans être otages du regard habituellement posé sur les personnes handicapées ».

Hervé Lemeunier, pour sa part, a affronté ce regard des spectateurs : « j’en ai bavé mais cela m’a permis de faire des choses alors qu’à mon arrivée, ce n’était pas évident. Jouer sur scène est difficile; cela m’a amené à me remettre en question. Dans l’un des spectacles, Bintou [lire ce compte- rendu NDLR] mon personnage évolue au milieu de la violence; ça m’a humainement agressé; j’ai détesté ce personnage; maintenant je l’aime beaucoup ». Cette ambivalence caractérise également la compagnie, théâtre pour les uns, établissement médico- social pour d’autres.

Une compagnie qui a actuellement quatre spectacles à son répertoire: Bintou dont nous avons parlé l’été dernier, Le Labyrinthe, Personnages, et No Exit qui vient d’être créé. Parmi les projets, Guy Alloucherie devrait mettre en scène en octobre 2003 une création intitulée Roméo et Juliette mais son travail pourrait évoluer vers une autre thématique. Il semble en tous cas que l’Oiseau- Mouche sera absent des manifestations Lille 2004 ville européenne de la culture : les idées proposées n’ont pas eu l’heur de plaire au directeur général de ces manifestations, qui ne s’appuieront que très peu sur les compagnies artistiques de la région. Il faut croire que dans le Nord aussi « l’herbe est plus verte ailleurs », fut- elle survolée par un Oiseau- Mouche…

Laurent Lejard, décembre 2002.

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