Quelle pourrait être notre vie dans les décennies et siècles à venir, sur une terre marquée par le dérèglement climatique, la pollution et un technicisme omniprésent ? Ce défi, 17 auteurs le relèvent sous l’aspect particulier des personnes handicapées, un avenir guère joyeux et enthousiasmant dans l’anthologie « En situation de handicap… dans le futur » publiée par l’éditeur Arkuiris spécialisé dans les ouvrages de prospective. Le lecteur est projeté dans un futur proche ou lointain où les personnes handicapées ne le sont plus, transformées, tenant de l’exception, ou devenues dominantes. Telle la nouvelle de Céline Thomann, Banal : elle relate la vie de Paul, un individu unique, valide, « banal » dans une société où tous les autres vivent avec des déficiences hyper compensées par des équipements technologiques. Paul est à part, sans soutien ni aides, désavantagé à l’école faute d’interfaces compensant les handicaps de tous ses camarades, mis à l’écart de la société, tout ce que vivent nombre de « z’handicapés » d’aujourd’hui. « J’ai voulu renverser la problématique, commente l’autrice. Je me suis dit que quelqu’un qui va lire quelque chose sur le handicap ne va pas se sentir visé. » Elle a puisé dans le vécu familial, sa soeur sourde notamment, scolarisée dans des classes d’entendants et contrainte à davantage d’efforts pour avoir des résultats. « J’ai eu immédiatement l’idée et écrit l’histoire rapidement, ajoute Céline Thomann, mais la relecture a été difficile. L’éditeur a conseillé des modifications, mon père a trouvé que c’était trop personnel. »

Cet aspect du « super-zanzan » aux performances augmentées par divers appareillages, avec l’obligation d’adapter son corps, traverse la plupart des nouvelles, dont celle de Romane Le Dain, « L’échapée », dans laquelle un couple tente de vivre son amour en dehors du système qui exige de les transformer : le transhumanisme (lire l’actualité du 8 mai 2018) est devenu totalitaire, les corps modifiés sous la pression étatique et commerciale, tout le monde doit accepter d’être « amélioré » et le droit de vivre leur réalité est nié aux individus. Un texte qui inverse la problématique du capacitisme : « Je connais bien le milieu du handicap, explique l’autrice, et le débat sur le capacitisme, en l’introduisant dans ma nouvelle : on demande beaucoup d’efforts aux personnes handicapées pour s’adapter à la société. Le système est devenu violent envers elles, refuser c’est se rebeller. Beaucoup de personnes handicapées disent que leur handicap est devenu une force, et ont la volonté de se revendiquer. » Elle critique en filigrane la situation actuelle, ce désir d’inclusion qui n’est pas effectif : « On aurait tendance à chercher à réduire les besoins d’adaptation pour que les personnes handicapées se coulent dans le cadre commun », conclut Romane Le Dain.

Cette transformation du corps est également au coeur de la nouvelle de Lalex Andrea, « Les yeux de Jules », mais sous l’aspect de la récupération d’une fonction détruite, la vue. « J’ai deux amis malvoyants, commente-t-elle. Je suis partie des capacités du cerveau, de l’adaptabilité des gènes, des possibilités qu’on ne connaît pas, qui ne sont pas utilisées. Comment le handicap pouvait être ou ne pas être, faut-il soigner ou pas ? L’avenir n’est jamais ce qu’on imaginait. » Et effectivement, cette nouvelle ouvre une réflexion sur les enjeux de la modification corporelle.

Mais d’où vient l’idée de cet objet littéraire ? « C’est parti il y a deux ou trois ans d’une proposition d’anthologie aujourd’hui et demain sur les dyslexies, précise Cécile Péguin, orthophoniste qui travaille à Toulouse pour l’association ASEI (Agir, Soigner, Eduquer, Insérer). On m’a dit qu’il faudrait en faire une sur les sourds, et les autres. J’ai alors proposé à la direction de réaliser une anthologie sur plusieurs situations de handicap. » Un appel à textes a été lancé dans les réseaux d’auteurs (Facebook, Tweeter, sites internet spécialisés) et Cécile Péguin a coordonné l’ouvrage : « Le propos était libre, dans lesquelles les héros et héroïnes pouvaient faire valoir leurs différences. On a reçu 52 propositions, essentiellement des dystopies peu optimistes, dans l’air du temps, en prise avec la réalité. Je savais qu’on allait avoir de belles surprises, avec des propositions très variées, une dimension mise en garde des propositions technologiques miroir aux alouettes. » Qui ont suscité le débat au sein du jury de sélection : « Il y a eu une discussion sur le refus des implants, les progrès techniques faisant disparaître le handicap. C’est une personne dans son entièreté qui veut être respectée. Cela donne l’occasion de discuter de tout cela, et les gens comprennent. » A vous d’apprécier…

Laurent Lejard, février 2020.

« En situation de handicap… dans le futur« , anthologie de 17 nouvelles publiée par Arkuiris, 15€ en format papier et 1,99€ en eboo. Couverture du dessinateur Caza, qui signe également une nouvelle déjantée dans l’esprit du 5e élément

Partagez !