S’occuper de personnes handicapées, oeuvrer dans une association dédiée suscite systématiquement un étonnement, un réflexe de défense ou de défiance de la part de gens avec lesquels vous en parlez : « Les autres handicaps – mental (trisomie), sensoriel (surdité, cécité) ou moteurs – conduisent les personnes qui en sont atteintes à des situations de déficience qui les expulsent du lien social. Car, ils confrontent chacun de ceux qui ne sont pas atteints par ces incapacités à l’angoisse de castration, à l’horreur de la blessure narcissique, et, au-delà, à l’intolérable de la mort psychique ou physique, creusant ainsi la plus intraitable des exclusions ». Qui affirme et écrit cela ? La psychanalyste Julia Kristeva, lors de la dernière réunion publique du Conseil national handicap, et dans son récent opus paru chez Fayard, La haine et le pardon. En résumé, vivre au contact de personnes handicapées, c’est côtoyer sa mort à venir ! Programme engageant, dont ne sont heureusement pas conscients les innombrables citoyens qui aident quotidiennement une personne handicapée motrice à franchir un trottoir sans abaissé ou un seuil de magasin, des aveugles à se diriger, des déficients intellectuels à trouver l’endroit où ils doivent se rendre, qui accomplissent les gestes devenus impossibles à leurs bénéficiaires. Nul doute que s’ils avaient l’impression de croiser leur « mort psychique ou physique », ces citoyens passeraient leur chemin ! Alors qu’ils sourient, sont heureux du salut reçu en retour. Oui : un handicap est un vecteur de relations humaines pourvu que l’on soit attentif à l’autre, ce que Marcel Nuss présente remarquablement dans son essai La présence à l’autre (Dunod).

Il est heureux que la perception psychanalytique des personnes handicapées, que l’on retrouve également dans le récent La fratrie à l’épreuve du handicap (Eres), ne soit lue que par une élite auto proclamée : il serait dommageable que des millions de personnes bienveillantes à l’égard de leurs quelques semblables handicapés croisés au quotidien acquièrent le sentiment conscient de répulsion que certains penseurs leur attribuent d’office. Penseurs qui seront les soigneurs de ceux auxquels ils auront inculqué cette peur de l’Autre; telle est la dualité du psychanalyste, qui traite ce qu’il révèle même si ce qu’il révèle n’existe que dans son esprit. En effet, qu’est-ce qui pousse Julia Kristeva and friends à discourir de la sorte; quelles sont les recherches scientifiques sur lesquelles ils s’appuient; quelles enquêtes ont mis en évidence ce sentiment morbide attaché aux personnes handicapées ? Où sont les preuves ? Peut-être dans un discours décalqué de la culpabilité judéo-chrétienne dont Jacques Lacan s’était fait le théoricien. Ou dans l’expérience personnelle et douloureusement vécue de la vie avec une personne dont on ne comprend pas le mode de fonctionnement psychique malgré toute la science que l’on possède en la matière. Mais cela ne suffit certainement pas pour infliger à la société une perception éminemment subjective, pourtant reprise par des propagandistes séduits par un discours rassurant : « Moi, le valide, le normal, le bien portant, je dois combattre ma répulsion vis-à-vis des personnes handicapées et porter la parole révélée du vivre ensemble ». Une variante du baiser au lépreux, en quelque sorte. Allez donc tenter de changer le regard, après ça…

Laurent Lejard, mai 2006.

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