Le timing était parfait : le 5 février dernier, le Conseil National du Numérique (CNNum) remettait officiellement au Gouvernement un rapport relatif à l’accessibilité des services numériques pour que le 11 février suivant des annonces soient faites lors de la Conférence Nationale du Handicap. Il faut savoir qu’il est habituel qu’un tel rapport soit remis au ministre concerné plusieurs semaines à l’avance afin qu’il puisse en tirer, s’il le souhaite, quelques propositions. Là, le secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O, en formule cinq, ce qui conduit à penser que le rapport du CNNum est déjà archivé : intégration du critère accessibilité dans l’Observatoire de la qualité des démarches en ligne, mise en accessibilité de 80% des démarches en ligne qu’il contrôle, création d’une task-force, mise en accessibilité des 10 sites internet publics de l’Etat les plus utilisés et plateforme de signalement des difficultés.

La première proposition est déjà effective comme en témoigne l’Observatoire lui-même dans son bilan d’octobre 2019 où il a intégré le critère, puis de janvier 2020 dans lequel il publie les premières évaluations; la présentation en (très long) tableau rend toutefois les résultats inconsultables aux personnes déficientes visuelles, et le site web n’atteste pas de son accessibilité. La seconde proposition vise à l’horizon 2022 à rendre accessibles 200 des démarches administratives en ligne contrôlées par l’Observatoire. La troisième porte sur la création d’une équipe dédiée à l’accessibilité numérique au sein de la Direction interministérielle au numérique (DINUM), issue de la énième restructuration du web de l’Etat, mais aucun délai n’est mentionné. La quatrième proposition repose sur une circulaire « rappelant les engagements du Gouvernement » et « veillera notamment à la mise en accessibilité des démarches administratives et des 10 sites internet publics de l’Etat les plus utilisés »; cette dernière figurait déjà sur la feuille de route du Comité Interministériel du Handicap du Handicap du 20 septembre 2017, redite qui confirme que 30 mois après, cette action reste à réaliser. Enfin, la cinquième : « Dès le printemps 2020, les usagers seront invités à signaler les problèmes sur les services publics en ligne grâce à la plateforme VoxUsagers… qui existe déjà, mais le ministre ne semble pas le savoir, probablement parce que l’indispensable opération de com’ reste à planifier… de même que son accessibilité.

Dans la communication ministérielle, le label e-accessible destiné à certifier les sites web publics passe à la trappe. Lancé lors d’une opération de com’ similaire le 25 juin 2015, il est brièvement évoqué dans le rapport du CNNum : « Une autre personne auditionnée considère que le label e-accessible manque de visibilité ce qui ne permet pas d’avoir suffisamment de candidature de la part des services publics numériques. » En pratique, il n’existe pas de page web recensant les sites labellisés, et la DINUM, qui est censée les gérer, est incapable d’en communiquer la liste !

Le rapport du CNNum et l’annonce ministérielle ont diversement fait réagir des acteurs du secteur. « Cela fait longtemps que je n’avais pas lu un rapport aussi clair, précis, et donnant des éléments de contexte, s’enthousiasme Fernando Pinto Da Silva, expert en accessibilité à la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France. Un document d’excellente facture, factuel, précis sur des exemples, proposant énormément de mesures pertinentes. » Pour ce qui concerne les annonces du ministre, Fernando Pinto Da Silva pointe l’absence d’autorité de contrôle et de sanctions, d’inclusion de l’accessibilité dans la formation initiale et permanente des codeurs et programmeurs. Il relève la nécessité d’inclure l’accessibilité universelle au moment de la conception de produits et services, la prise en compte de l’accessibilité dans l’Observatoire de la qualité : « Dans les observatoires précédents, il n’y avait rien sur l’accessibilité, c’est un progrès. VoxUsagers va être créée courant printemps, il n’a jamais existé de canal de plaintes. Je prends ces annonces comme un début. Je dirais que c’est un nouveau point de départ pour parler de l’accessibilité du web et des applis, des téléprocédures. » Là, en revanche, il y a du travail : Fernando Pinto Da Silva a remarqué que l’appli MonCompteFormation était inutilisable par un usager aveugle alors que tout l’accès à la formation professionnelle repose sur elle…

Directeur de Braillenet, acteur historique de l’accessibilité numérique, Alex Bernier est assez désabusé : « L’analyse est bonne, le rapport évoque la problématique d’accès à l’enseignement supérieur, au livre, aux ressources pédagogiques numériques. Ce qui est nouveau, c’est que le CNNum s’y intéresse. La question, c’est comment avancer, on est encore au même point qu’il y a dix ans. Il est assez difficile d’évaluer l’accessibilité numérique, et les annonces contradictoires, dont la mise en accessibilité de 80% de 250 téléprocédures entrant dans l’Observatoire de la qualité. Comment les prioriser, pour quels utilisateurs ? Par exemple, le télépaiement sur le site de l’Urssaf est inaccessible, mais c’est important pour qui ? » Et de déplorer que la formalité légale repose sur une simple déclaration qui n’emporte pas conséquence d’accessibilité ou inaccessibilité : « Les propositions du CNNum ballaient plutôt bien le spectre, mais l’accessibilité ne sera vraiment mise en oeuvre que lorsque l’inaccessibilité sera véritablement sanctionnée. Je ne vois pas de démarche réelle pour l’accessibilité numérique », conclut-il.

« Le rapport du CNNum est correct, modeste sur ce qui peut être et doit être fait, estime pour sa part Mathieu Delemme, directeur de l’agence web spécialisée Ecedi. On parle bien de l’accessibilité numérique. On fait bien le constat depuis 2005 [instauration d’une obligation légale NDLR] que ça ne marche pas, que la mise en application pose quelques questions. » Il déplore l’absence de formation à l’accessibilité numérique : « Les jeunes que je rencontre n’ont aucune connaissance de la thématique, les décideurs également, et ils ne connaissent même pas la réglementation de leur appel d’offres. » Pour Mathieu Delemme, l’accessibilité fait partie de la démarche qualité mais il constate que l’élément le plus important est le prix, au détriment du contrôle qualité remplacé par une simple vérification de fonctionnement. « Le sujet le plus important, insite-t-il, c’est la formation, et la sensibilisation de tout le chainage. Si on aborde l’accessibilité en fin de chaine, ça ne fonctionne pas et ça coute cher. »

Autre acteur professionnel, Jean-Philippe Mengual, président de la société spécialisée Hypra, estime important que l’accessibilité soit pilotée, tout en regrettant que la réglementation n’intègre pas de pouvoir d’incitation : « Sur l’analyse, elle est juste et on la partage. On est totalement d’accord sur le volet formation, ce qui est illusoire c’est la partie réforme organisationnelle. Tant qu’on n’aura pas formé les personnels, on n’avancera pas sur la question. » Il relève que la Direction Générale de la Cohésion Sociale « ne veut pas du contrôle des déclarations de conformité, l’administration centrale est là pour élaborer la réglementation mais pas pour l’appliquer. » En clair, l’administration du ministère chargé des personnes handicapées pourtant désigné par le décret du 24 juillet 2019 ne veut pas faire le travail. Pour ce qui concerne le business, Jean-Philippe Mengual est prudent : « Le côté offre est tout petit, les acteurs sont peu nombreux. On craint que des grosses entreprises se positionnent et fassent croire que c’est réglé. » De l’accessibility washing en quelque sorte…

Un sentiment partagé par Frédéric Sudraud, fondateur de Facil’Iti, outil d’adaptation de pages web : « Quand je regarde la réglementation, je ne sens pas une dynamique positive pour la mettre en oeuvre. Quand je vois qu’on se pose encore la question de savoir si l’accessibilité est utile ou pas, je constate qu’on laisse des gens au bord de la route. La société a-t-elle pris la mesure des actions à mettre en oeuvre ? C’est le fait de l’Etat, des entreprises, des acteurs. » Il constate un important mouvement de transfert d’activités physiques vers des services numériques : « Dans le secteur privé, les banques réduisent le front office [service de clientèle NDLR] et renvoient vers le mobile. Or, les deux sources de profit des banques sont les prêts et les placements. Je suis convaincu que les banques ont un besoin crucial d’accessibilité des services numériques, poussées par le risque du marché. C’est pour cela que c’est très bien d’avoir fait ce genre de rapport, mais qui reste sur un niveau philosophique. Ce n’est qu’en construisant autre chose qu’on y arrivera. Aux USA, on est contraint sous peine d’amendes fortes. Mais la prise en compte est moindre qu’en France; la vraie peur est celle de l’amende et des poursuites. »

Propos recueillis par Laurent Lejard, février 2020.

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