Mais que se passe-t-il donc entre les infirmiers libéraux et les personnes handicapées dépendantes ? Les témoignages de refus de soins sont nombreux et récurrents : les infirmiers libéraux se voient reprocher de discriminer les personnes handicapées. Des infirmiers qui exercent souverainement leur liberté de choisir leur clientèle en sélectionnant les actes les plus rentables, si l’on en croit leurs clients. Mais dans le même temps, les syndicats de la profession infirmière entrent en rébellion contre l’article 9 de la loi d’égalité des droits et des chances des personnes handicapées. Cet article légalise une pratique déjà répandue qui consiste à confier à une tierce personne des soins précis prodigués à une personne handicapée dépendante. Le patient aura le droit de faire former, par un médecin ou un infirmier, des parents ou des auxiliaires de vie à la réalisation de certains actes de soins courants clairement définis par un protocole.

C’est ce que fait déjà Blandine Accary, handicapée dépendante : ses assistantes de vie effectuent changements de canule et aspirations endo- trachéales. Depuis le début de l’année, elle a décidé de se passer de soins infirmiers. Elle vit dans le Nord avec sa mère et son frère, atteint de la même pathologie que Blandine : « Mon frère et moi avons un budget chacun, pour rémunérer 6 heures de tierce personne par jour. N’ayant pas le budget nécessaire pour assurer la prise en charge 24h/ 24, comme cela devrait être dans notre pays, notre mère âgée de soixante dix ans à la charge d’assurer les soins, la surveillance et les retournements pendant la nuit pour moi et mon frère. Les retournements [changements de position, à cause des points d’appuis douloureux] sont parfois nécessaires toutes les heures. J’ai eu la chance d’être bien entourée par ma mère, présente à mes côtés depuis toujours, et une infirmière qui venait faire ma toilette – en quinze minutes – pendant dix ans afin de soulager le travail de ma mère. J’ai quarante ans et suis atteinte d’une pathologie neuro- musculaire évolutive très rare, je suis tétraplégique, et donc totalement dépendante pour tous les actes de la vie, trachéotomisée et ventilée en permanence 24h/ 24 depuis quinze ans. N’ayant aucune autonomie respiratoire, la présence de tierces personnes formées à mes besoins est vitale, et indispensable de nuit comme de jour. Depuis deux ans et demi, grâce aux actions de Marcel Nuss et de la Coordination Handicap et Autonomie, ma situation a été considérablement améliorée au point de vue de la prise en charge par des aides humaines à domicile. Depuis que j’ai obtenu un budget [triplement de forfaits postes], la prise en charge se passe mieux. J’ai pu recruter des personnes directement et elles ont été formées par moi pour mes besoins spécifiques. Malheureusement, faute de personnel qualifié et motivé, prêt à assurer un travail à domicile auprès de personnes lourdement handicapées, nous devons actuellement avoir recours, en dernier ressort, par obligation, aux structures médicalisées qui acceptent de nous accueillir ».

David Rouhaud, trentenaire privé de la parole et totalement dépendant, avait pour sa part préparé sa sortie d’hospitalisation, en 2002. Il disposait d’une maison dans les environs de Bordeaux, dans laquelle sa mère devait résider provisoirement; deux infirmières étaient venues le visiter et avaient donné leur accord pour effectuer le nursing matinal , elles se sont décommandées la veille de leur première intervention. La mère de David a contacté une cinquantaine d’infirmiers avec pour toute réponse « nous n’avons pas de temps à consacrer aux toilettes et nos plannings sont pleins ». Dépanné par un service d’hospitalisation à domicile durant un an, David a été par la suite soigné par deux infirmières libérales.

« Elles avaient accepté de me prendre en charge car elles intervenaient dans une maison de retraite voisine de chez moi. Cet établissement ne requérant plus leurs prestations, elles m’ont planté là sans autre forme de procès ». David a voulu se tourner vers un Service de soins infirmiers à domicile (SSIAD) agréé pour intervenir auprès des personnes handicapées : « Ce SSIAD a obtenu des subventions pour notre prise en charge, je le sais pour avoir été à l’époque à l’origine de l’attribution des dites subventions. Sollicité lors de mes difficultés, il m’a éconduit également ».

Yves Lacroix, 52 ans, est infirme moteur cérébral et tétraplégique. Ecrivain, il travaille dans des écoles de formation sanitaire et sociale. Durant huit ans, il entretenait d’amicales relations avec l’infirmier qui assurait le nursing quotidien : « Un infirmier sympathique à qui on aurait donné le Bon Dieu sans confession ». Jusqu’à ce qu’Yves constate, après un incident, que ce professionnel surfacturait : « Nous avons examiné en détail les décomptes reçus en neuf ans. Les cotisants ont, sans le savoir, payé deux heures quotidiennes d’infirmier même si en réalité, fréquemment, je bénéficiais de seulement 20 mn de soins par jour. Sur les feuilles de soins, l’infirmier aurait dû marquer une heure par jour, et pas plus, car l’autre heure était rarement utilisée. Quand nous partions un mois en vacances, c’était le même cas de figure ».

Après quelques semaines, cet infirmier invoqua la nouvelle réglementation lui interdisant de dépasser un quota de 18.000 actes par an, « qu’il faisait l’effort de rester encore quatre semaines le temps que l’on trouve un autre cabinet, sans nous donner la moindre adresse, alors que normalement il aurait dû s’en charger ». Yves Lacroix a connu par la suite plusieurs cabinets, sa femme effectuant de nombreuses recherches infructueuses : « Sur 30 cabinets d’infirmiers contactés, pas un ne pouvait venir assurer ma toilette. La plupart se trouvaient complets ou fermaient la porte, car il ne faut pas se voiler la face, c’est moins fatigant et plus lucratif d’effectuer plusieurs piqûres en quarante- cinq minutes que de laver, habiller et installer en utilisant un lève- personne un tétraplégique sur ses jambes caoutchoutées d’air. Ces refus parfois méprisants provenaient, entre autres, de cette fameuse obligation du nombre d’actes par an, afin d’éviter certains abus ».

Marie-Christine Agon, 45 ans, réside dans la proche banlieue de Paris : « J’ai une amyotrophie spinale infantile. J’ai un fils âgé de 15 ans, valide, que j’élève seule. Je travaille comme formatrice. Je suis pour ma part, faute d’infirmière libérale pour effectuer des soins de nursing, en hospitalisation à domicile [H.A.D] depuis une dizaine d’années. J’occupe donc la place de quelqu’un qui aurait besoin réellement de soins. L’H.A.D fonctionne en prix de journée incluant nursing, soins infirmiers, médicaux et paramédicaux, location du lève- personne, matériel (alléses, couches…); elle me donne l’assurance 7 jours sur 7 du passage d’une aide- soignante pour ma toilette et mon lever, ce qui est considérable, car une auxiliaire de vie qui tombe malade ou qui a une panne d’oreiller n’est jamais remplaçable au pied levé ! De même, si mon auxiliaire de vie de nuit ne vient pas, je pourrai au minimum être couchée par l’H.A.D ! Par contre, j’ai dû adapter mes horaires de travail. L’H.A.D ne commence les levers qu’à 8h. Si je dois m’absenter, le week- end par exemple, mon médecin doit me faire une permission et le service doit procéder à une interruption de prise en charge. Ce système n’a aucune souplesse pour des personnes actives ».

Sonja Rupp habite en Alsace : « Je fais partie des gens qui ont été soignés pendant des années par une équipe d’infirmiers, des gens toujours surchargés, stressés, fatigués et qui ont l’habitude de culpabiliser les personnes handicapées en leur disant qu’ils sont une très grande charge pour l’équipe (‘Sois déjà heureuse de ce que nous venons. Si nous on ne vient plus, il te faudra aller à l’hôpital mais on ne te gardera pas, ils te mettront en maison de retraite’). Depuis quand se soucient- ils de l’état de protection des personnes handicapées ? Je ne suis pas la seule à avoir dormi dans un fauteuil roulant, assise toute la nuit sans oxygène, sans respirateur, sans morphine et étant obligé de me faire pipi dessus parce que personne n’est venu me coucher : j’avais osé faire une réflexion, je fus donc punie. Mais le coucher non effectué fut facturé… »

« Il n’y a, bien sûr, pas que du mal à dire, mais soyons réaliste, pour des gens lourdement handicapées il faut agir autrement, nous sommes handicapées à vie, pas malades. Or le personnel se comporte de la même manière que pour les malades. Moi même, j’ai craqué à être bousculé tous les jours matins midis soirs pendant des années alors que la maladie évoluait. Je n’avais jamais de dimanche, jamais de jours fériés, jamais de grasses matinées; le dimanche j’avais droit à un lever à 6h15 pour la toilette, à prendre ou à laisser. Elle est bien triste la vie comme cela »…


Propos recueillis par 
Laurent Lejard, juin 2005.

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