Si les discours politiques vantent l’intérêt sociétal de favoriser l’emploi des personnes handicapées, des fonctionnaires, parce qu’ils sont aveugles, ne peuvent plus travailler. En cause, depuis au moins sept ans, l’impossibilité pour eux d’utiliser des applications logicielles comme l’explique le président de la Confédération Française pour la Promotion Sociale des Aveugles et Amblyopes (CFPSAA), Edouard Ferrero : « Les premières remontées et observations concernant dans un premier temps l’inaccessibilité des logiciels libres comme Open-office remontent à 2009, quand j’étais administrateur du Fonds pour l’Insertion des Personnes Handicapées dans la Fonction Publique [FIPHFP]. Mon action à l’époque a conduit le FIPHFP à faire remonter la question qui a fait l’objet en son temps de la déclaration du Président de la République [Nicolas Sarkozy NDLR] de l’affectation de 25 millions d’euros lors de la Conférence Nationale du Handicap de 2011. La CFPSAA, lors de diverses rencontres institutionnelles, n’a cessé de rappeler cette question. » Elle fut d’ailleurs évoquée lors de la dernière Conférence Nationale du handicap (CNH) de décembre 2014 par l’actuel Président de la République, François Hollande. « Depuis, reprend Edouard Ferrero, je l’ai rappelée lors de mes rencontres avec la secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées, Ségolène Neuville, et son homologue en charge du numérique, Axelle Lemaire, à l’occasion des discussions sur la préparation du projet de loi pour une République numérique. » Cette Confédération est également intervenue auprès du Défenseur des Droits afin de soutenir les recours engagés pour discrimination par des fonctionnaires empêchés de travailler. « Ces recours sont toujours à l’examen des services, et je constate que les ministères en cause ne répondent pas », conclut Edouard Ferrero.

Le chantier de mise en accessibilité des logiciels employés par l’administration n’a guère bougé, comme l’a vécu Jean-Xavier Welkamp, âgé de 60 ans. Contrôleur du travail, il a été détaché par la DIRECCTE au sein de la Maison Départementale des Personnes Handicapées du Nord. Il était notamment chargé d’informer les usagers de l’avancement de leur dossier, ce qu’il pouvait faire avec le logiciel de l’Etat utilisé jusqu’en 2008, Itac. Mais quand ce dernier a été remplacé par Iodas, développé par la société lyonnaise GFI et qui est employé par plus de la moitié des MDPH, il a constaté qu’il n’avait plus accès aux données et ne pouvait plus travailler en autonomie: « Iodas ne reconnaît ni Jaws ni NVDA, ni un clavier ou une plage braille, déplore Jean-Xavier Welkamp. Une nouvelle directrice adjointe m’a trouvé une solution de reclassement en quelque sorte, en me proposant de former les écoutantes de la plate-forme téléphonique sur les mesures de l’emploi et sur les autres mesures liées au handicap, d’aider les écoutantes dans les situations difficiles avec les usagers et d’intervenir à l’extérieur chez les partenaires. Cette mission a duré jusque fin 2010 et ensuite, je me suis à nouveau retrouvé sans l’outil informatique. » Pendant cette période, la direction de la MDPH a laissé sans suite l’audit d’accessibilisation du logiciel Iodas, ou du poste de travail par l’embauche d’un auxiliaire de vie à l’activité professionnelle pourtant pris en charge par le FIPHFP. Une situation mal vécue par Jean-Xavier Welkamp, dont l’équilibre psychologique a été atteint au point qu’il se mette en maladie en 2011 et 2012 : « C’est en 2013 que j’ai demandé à mon psy de reprendre le travail car je me sentais mieux, peu importe les conditions, ce qu’il a fait. J’ai donc rencontré le nouveau directeur de la MDPH, Bruno Lombardo [lequel n’a pas souhaité s’exprimer NDLR], qui m’a proposé de réintégrer la DIRECCTE sous prétexte que Iodas ne pouvait pas être adapté et que la MDPH 59 expérimentait la dématérialisation comme son homologue du Calvados. Donc, j’étais empêché de travailler. » Une situation surprenante alors que la MDPH du Nord est surchargée de dossiers à instruire, un travailleur à temps-plein compétent lui aurait été bien utile. Mais le gâchis administratif, financier et humain se poursuit : après le refus, en décembre dernier, par la MDPH du Pas-de-Calais, de l’employer, Jean-Xavier Welkamp est en attente de poste dans son administration d’origine alors qu’il est en fin de carrière professionnelle… si on peut appeler cette situation une carrière. Pour faire valoir ses droits et obtenir une jurisprudence, il a saisi une avocate afin d’engager une procédure. Pourra-t-il compter sur le soutien du Défenseur des Droits ? Le recours qu’il a déposé le 2 juin 2014 est toujours à l’instruction.

Le Défenseur des Droits refuse d’ailleurs d’indiquer l’état de cette instruction, alors qu’il est saisi du même problème depuis mai 2015 par une fonctionnaire de la Préfecture de Police de Paris, Nathalie Barbosa. Mutée il y a plus de deux ans au standard informatisé de Police Secours à cause de la fermeture du service où elle avait travaillé pendant presque 20 ans en grande banlieue, elle devait utiliser Pégase, un logiciel de gestion des fiches d’interventions. Or, la prise d’un appel ne s’effectue qu’à la souris, la synthèse vocale Jaws n’étant pas reconnue. Nathalie Barbosa ne pouvait donc pas travailler comme l’écrivait au Préfet de Police, dès le 27 mai 2014, le président de l’Association Nationale d’Action Sociale des personnels de la police nationale et du ministère de l’intérieur (ANAS) : « Cette situation devient très pesante et le sentiment d’abandon qu’elle éprouve affecte considérablement son moral, elle qui ne demande qu’à travailler le plus normalement possible. » La hiérarchie n’a pris aucune mesure, et depuis décembre dernier, Nathalie Barbosa est en arrêt maladie à la demande du médecin de prévention de la Préfecture de Police, pour inaptitude temporaire : « Au début, on m’avait dit ‘ne vous inquiétez pas, on va voir si c’est compatible’. Des techniciens qui ne connaissent ni Jaws ni l’accessibilité informatique sont intervenus, l’Administration n’a pas fait appel à un spécialiste en accessibilité numérique. » Le médecin de prévention de la Préfecture de Police avait pourtant, le 25 juin 2014, émis une préconisation de « changement de service pour raisons de santé, avec aménagement du poste de travail dans le cadre d’une formation », laissée sans suite par la hiérarchie. Fin décembre 2014, une proposition de poste dans un autre service s’est là encore heurtée à l’inaccessibilité du logiciel métier utilisé. Le cabinet du Premier ministre disait vouloir recruter un travailleur handicapé et Nathalie Barbosa y a été reçue, sans réponse positive alors qu’elle est volontaire pour se qualifier dans un autre domaine. Mais pour l’Administration, il faut quelle soit d’abord affectée sur un poste pour être formée ensuite. Et si son arrêt maladie pour trois mois se poursuit, Nathalie Barbosa ne percevra plus que la moitié de son traitement. « Nathalie est quelqu’un de génial dont on ne veut pas ! », clame l’un de ses collègues. Pour sa part, la Préfecture de Police refuse de s’exprimer.

…De même que le secrétariat d’Etat chargé des personnes handicapées. On se rappelle également que l’éphémère secrétaire d’Etat chargée du numérique en juin 2015, Clotilde Valter, avait refusé de répondre à une question sur l’accessibilité numérique : « On ne va pas rentrer dans un débat, je suis désolée, on parle de ça [le RGAA] aujourd’hui et on n’entre pas dans un débat. […] Dans ce cas-là, je ne réponds pas à vos questions et je m’en vais ! » Aujourd’hui, le ministère de la Fonction publique est plus disert, et reconnaît des lacunes volontaires : « L’application Chorus [de gestion comptable et budgétaire de l’Etat NDLR] n’a pas été rendue accessible aux personnes non-voyantes. Néanmoins, depuis quelques années, une partie des ministères s’est orientée sur l’utilisation de suites bureautiques gratuites de type LibreOffice qui ne sont pas accessibles. Pour pallier cette difficulté, la DINSIC [Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication, qui a également refusé de s’exprimer en invoquant des agendas surchargés ! NDLR], le ministère de l’Intérieur et les ministères économique et financier participent actuellement à un projet d’adaptation de lecteur afin de rendre LibreOffice accessible aux personnes non-voyantes. » Mais il tempère son ardeur en invoquant un article du Statut Général de la Fonction publique qui limite le respect du principe d’égalité de traitement à l’égard des travailleurs handicapés « sous réserve que les charges consécutives à la mise en oeuvre de ces mesures ne soient pas disproportionnées, notamment compte tenu des aides qui peuvent compenser en tout ou partie les dépenses supportées à ce titre par l’employeur. »

Du côté du financeur de ces aides, le FIPHFP, qui a d’ailleurs réduit la couverture des surcoûts liés aux handicaps depuis juillet 2015, n’a pas connaissance d’une mise en accessibilité des logiciels libres évoqués par le ministère de la Fonction publique. Il dispose pourtant d’un budget conséquent, 25 millions d’euros dont 11 déjà engagés. Cela a permis au Service d’Information du Gouvernement (SIG) de mettre en accessibilité des sites Internet du domaine gouv.fr, à la DINSIC de réviser le Référentiel Général d’Accessibilité de l’Administration (RGAA, lire ce Flop) et de labéliser e-accessible une poignée d’employeurs publics, de financer la mise en accessibilité de supports de formation ainsi que le déploiement de tablettes informatiques pour les enseignants du Centre National d’Enseignement à Distance (CNED). Le fonds a également financé la mise en accessibilité du site institutionnel pole-emploi.org, celle de l’intranet et de logiciels métiers utilisés par des agents handicapés. Pole Emploi prépare actuellement la mise en accessibilité du site destiné aux demandeurs d’emploi et employeurs, pole-emploi.fr, « un travail qui prendra du temps » précise sa direction de la communication.

Si le FIPHFP est là pour accompagner, il ne peut que constater la mise en place de logiciels inaccessibles résultant de décisions politiques des administrations, et considère qu’elles devraient faire le choix de logiciels inclusifs dès le début d’un projet. Mais tant qu’une clause d’accessibilité ne sera pas introduite dans le cahier des charges des applications que les administrations commandent à des sociétés informatiques, il n’y a guère de raison pour que cela change, l’accessibilité numérique n’étant pas un réflexe suffisamment répandu. Dans ce cadre, le FIPHFP prépare l’introduction dans son nouveau « catalogue des aides » d’une offre de mise en accessibilité numérique. Mais il ne pourra, seul, financer et accompagner la mise en accessibilité des 96% d’applications restantes utilisées par les diverses administrations, d’autant qu’il n’a pas été saisi pour cela.

Concernant les MDPH, le logiciel Iodas sera-t-il mis en accessibilité ? Rien n’est moins sûr, à comprendre ce que répond la Caisse nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA) : « La loi d’adaptation de la société au vieillissement charge effectivement la CNSA de concevoir et de mettre en oeuvre un système d’information commun aux maisons départementales des personnes handicapées. La démarche retenue consiste à harmoniser les 101 systèmes d’information (SI) actuels des MDPH […] La CNSA n’a pas de relations contractuelles avec les éditeurs de logiciels dont les MDPH ou les Conseils Départementaux sont clients. Son objectif est donc d’associer l’ensemble des acteurs aux travaux, pour faire évoluer les pratiques afin de prendre en compte, autant que faire se peut, les règles d’accessibilité dans les logiciels. » Faute de contrainte ou de pilotage « fort », les fonctionnaires appelés à travailler sur ces outils devront se contenter de ce « autant que faire se peut »… Quant aux futurs usagers handicapés des téléprocédures et consultations en ligne de l’avancement de leur dossier, rien ne garantit que l’accessibilité numérique « qui va bien » soit effective. A l’heure où le Gouvernement demande au Parlement de légiférer pour une République numérique, les personnes handicapées n’ont aucune assurance d’y être incluses, que ce soit comme usager ou travailleur.

Laurent Lejard, mars 2016.

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