Le seul nom de la Havane évoque pour le monde entier des vapeurs de cigare et de rhum d’où émergent la figure tutélaire d’Ernesto Che Guevara et celle, plus controversée, de Fidel Castro. On songe également à la Salsa, aux antiques voitures américaines, au bleu des Caraïbes, aux vieillards parcheminés et souriants…

A neuf heures d’avion de l’Europe, la Havane c’est en effet tout ça, l’impression troublante de pénétrer à l’intérieur du rêve ou de la carte postale. Un rêve très vite tempéré par une réalité politico-économique qui rend peut-être la misère plus jolie sous le soleil des tropiques mais non moins palpable. Cuba est pauvre, opprimée, et le touriste, même pourvu des meilleures intentions envers ce peuple amical, y fait d’autant plus contraste qu’il a accès, sans toujours le savoir, à des biens de consommation et une liberté de circulation inaccessibles à la plupart des Cubains.

Les habitants de la Havane, rompus à la survie au jour le jour, sont d’un naturel positif, ouverts au dialogue (en espagnol, souvent aussi en anglais) et à l’échange. Leur regard sur le handicap est empreint de sympathie, jamais condescendant. Il ne faut pas hésiter à prendre le temps de leur parler, leur offrir éventuellement un verre ou un repas, voire un vêtement ou un peu d’argent, avec naturel. C’est une expérience extrêmement enrichissante. Vous ne partagerez pas leur vie mais aurez accès à un peu de l’esprit cubain…

Fondée en 1514, la Havane est l’une des plus anciennes cités d’Amérique. Son histoire, qui est celle du pays, résume à elle-seule tous les rêves de conquête des monarchies européennes avec leur cortège tragique (esclavage) ou picaresque (piraterie, trafics en tous genres). Christophe Colomb y pose le pied en 1492. Possession espagnole, elle est brûlée en 1538 par des boucaniers et pillée à plusieurs reprises, notamment par les Français. Les Anglais la conquièrent en 1762 avant de l’échanger contre la Floride l’année suivante.

En 1898, ce sont les Etats-Unis qui s’en rendent maîtres au terme d’une guerre éclair contre l’Espagne. Cuba devient un protectorat. Deux guerres d’indépendance ont été entre-temps réprimées dans le sang, d’où émerge la figure du premier héros national, le poète José Marti (1853-1895). Jusqu’à la révolution castriste de 1959, la Havane sera la capitale latino-américaine du jeu, de la prostitution et de la corruption, source d’inspiration pour le grand Ernest Hemingway (1899-1961). Les dictatures successives de Fulgencio Batista (1901-1973) achèvent de transformer le pays en antre mafieux. En juillet 1958, l’armée rebelle menée par Fidel Castro (né en 1926) attaque le palais présidentiel. Le 1er janvier 1959, Batista s’enfuit et Cuba devient le premier pays communiste du continent américain.

En octobre 1960, les Américains suspendent leurs relations diplomatiques et imposent un embargo économique (renforcé ces dernières années) qui aura pour effet de radicaliser les Cubains sans les débarrasser de leur régime totalitaire. Comme ailleurs, l’embargo se révélera même le meilleur allié du pouvoir en place. Quelques vicissitudes plus tard (crise des missiles, émigration clandestine, disparition du grand-frère russe, taxation du dollar), Fidel Castro est toujours en poste, poliment respecté comme une icône quelque peu anachronique par des concitoyens qui espèrent patiemment sa disparition.

Plaza Vieja à La Havane.

Cette histoire mouvementée est gravée dans le plan (à angles droits) de la Havane, qui compte aujourd’hui plus de trois millions d’habitants. Classé Patrimoine Mondial par l’UNESCO en 1982, son centre historique, la vieille Havane ou Habana Vieja (prononcer viérha) a beaucoup hérité de l’architecture coloniale espagnole. Les palais somptueux y côtoient un habitat populaire particulièrement délabré en un étrange mélange de Séville, du Caire… et de Beyrouth. C’est aussi le quartier le plus touristique. Les quelques musées qui s’y trouvent ne sont guère accessibles en fauteuil roulant mais, installés dans de splendides bâtiments, on peut se contenter d’en contempler la cour (patio) fraîche et arborée ou apercevoir quelques pièces par les fenêtres grandes ouvertes. Quoi qu’il en soit, la vieille Havane est un musée à ciel ouvert où il faut se promener et se perdre…

En commençant par la Place de la Cathédrale, par exemple, typiquement sud-américaine, où rien ne manque, des vieillards mâchonnant leur Havane (pour la photo) aux groupes de musiciens (excellents) qui se relaient et font vibrer le monde, en passant par les chiens efflanqués… Arrêtez-vous à la terrasse d’un bar, commandez un « Ron » ou une bière et laissez le temps s’écouler ! En vous dirigeant vers l’est, vous pourrez atteindre la très belle Place d’Armes et ses bouquinistes, et emprunter ensuite la Calle (rue, se prononce caillé) Obispo, coeur piétonnier de la ville ou se mêlent touristes et habitants, ces derniers faisant la queue devant des boutiques pour acheter ce qu’il y a… quand il y en a.

Car Cuba n’a pas grand chose à offrir à ses visiteurs en-dehors de la bonhomie de sa population et la beauté de ses paysages et de ses sites : sorti du rhum et des cigares, l’artisanat y est médiocre et la nourriture partout quelconque (hormis les langoustes, évidemment, mais elles restent chères). Reste l’art : les disques que proposent à la volée les groupes de musiciens et, sous les ombrages du Paseo Marti (Prado), les peintures et photographies exposées par des artistes qui n’ont le droit de vendre que dans leur atelier, souvent situé à proximité : une autre opportunité de découvrir la Havane de l’intérieur.

Le régime castriste a mis en place un système de double monnaie : peso convertible pour les touristes et peso cubain… pour les Cubains, auxquels on peut ajouter l’euro, accepté dans tous les lieux touristiques et qui équivaut au peso convertible. Le peso cubain, quant à lui, ne vaut pas grand chose et les Cubains eux-mêmes y ont de moins en moins recours.

Conditions économiques obligent, la vie est aussi chère qu’en Europe pour qui souhaite vivre selon des standards occidentaux. Autre conséquence de la crise, la voirie est défoncée et les abaissés de trottoir sont si rares qu’ils sont signalés par panneau lorsqu’ils existent, comme à proximité du musée des Beaux-Arts (accessible par rampe).

Le Prado commence à l’extrémité du Parque Central, jolie place qui prolonge la vaste esplanade du Capitole (copie de celui de Washington et qui n’abrite plus grand chose) où s’entremêlent, dans une pollution et un désordre indescriptibles, voitures remontées de bric et broc, tricycles carrossés en taxi, side-car antiques, autobus « camelos » (chameaux) montés sur semi-remorques, et surtout Buick, Pontiac et autres Cadillac aux tons pastel ou violemment métallisés, entretenues avec amour et conduites par des Cubains de toutes les générations. Considérées (à juste titre) comme un patrimoine national et interdites d’exportation, on les compte par centaines à la Havane, à tel point qu’elles sont majoritaires dans les rues et qu’on a souvent l’impression troublante de s’être trompé d’époque. Certaines font office de taxi.

Belle voiture américaine devant le Capitole de La Havane.

A l’autre bout du Prado, les ruines du fort San Salvador de la Punta marquent vers l’est l’entrée du port où accostent cargos, bâtiments de croisière… et touristes (notamment américains) désobéissant aux consignes de l’administration Bush. A l’ouest débute le Malecón, corniche battue par les flots, longue de plusieurs kilomètres et bordée par endroits de bâtiments somptueux, parfois très dégradés ou en cours de restauration. Les quartiers qui bordent le Malecón (Centro Habana, Vedado) témoignent du long épisode anglo-saxon de la ville : on parcourt un livre d’histoire de l’architecture en s’éloignant vers l’ouest, du milieu du XIXe siècle aux années 1930.C’est également dans ce quartier que se trouvent les deux hôtels « historiques » de la Havane : le Nacional, face à la mer, qui a vu se croiser la pègre et des personnalités aussi diverses que Winston Churchill ou Ava Gardner, et le Habana Libre, ex-Hilton nationalisé à la Révolution, dont il a servi de cadre aux premières réunions et à quelques événements internationaux, telle la venue du Pape Jean-Paul II en 1998.

Le quartier du Vedado, où vit la plupart des classes moyennes, abrite également l’Université de la Havane, l’immense cimetière Christophe Colomb et la célébrissime Place de la Révolution au centre de laquelle trône un énorme monument à José Marti : frisson garanti, même si les grandes heures du castrisme et le slogan « Hasta la victoria siempre » (Jusqu’à la victoire, toujours) vous laissent de marbre ! Aux confins du Malecón, on accède au très chic quartier de Miramar où une « 5e avenue » héritée de New York développe sur quelques kilomètres une succession de demeures de style colonial superbement restaurées qui abritent principalement des ambassades et des sièges de sociétés.

Assise au ras des eaux turquoises du Détroit de Floride, la Havane ne compte pourtant aucune plage : quiconque souhaite succomber à la tentation d’une baignade doit donc quitter la ville. Vers l’est, une autoroute en béton, comportant peu de véhicules mais beaucoup de policiers et d’innombrables panneaux de propagande, suit le littoral. Quelques stations de pompage et raffineries de pétrole à l’odeur persistante parsèment le parcours. Les Cubains ont à leur disposition quelques stations balnéaires familiales qui n’offrent qu’un confort sommaire. La plupart des étrangers se retrouve à Varadero, longue langue de sable dévolue au tourisme de masse à la mode occidentale et située à environ 150 km de la Havane. Un paradis pour les amateurs d’hôtels clubs (certains d’accessibilité correcte) et pour ceux qui rêvent de palmiers, de sable blanc et de mer cristalline. Un enfer bruyant pour tous les autres, mais un mirage doré pour les Cubains qui n’y sont admis qu’au compte-gouttes, principalement pour travailler. Chacun s’accordera néanmoins à reconnaître que les couchers de soleil y sont parmi les plus beaux de toute la Caraïbe…

Jacques Vernes, février 2006.

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