Juillet en Avignon est un immense lieu de théâtre : près de 800 spectacles étaient représentés cette année, avec une excellente affluence du public, dans des lieux très divers et pour la plupart accessibles aux personnes handicapées motrices. Lesquelles se retrouvent parfois sur scène, tels les comédiens Nicolas Brimeux ou Philippe Sivy.

« Son parfum d’avalanche« , par le Groupe 3.5.81, nous emmène dans un univers imaginaire créé par des enfants-bulles dépourvus de défenses immunitaires et qui vivent dans une atmosphère aseptisée pour les préserver d’affections qui pourraient les tuer. Dans cette pièce, ce sont plutôt des adolescents. L’auteure du texte, Dominique Paquet, qui a notamment écrit Froissements de nuit, a voulu raconter « l’hôpital, l’isolement, l’opération. C’est l’enfermement, l’exclusion dont est victime l’enfant ». Ces garçons-bulles font l’expérience de la sortie à l’air libre, ils ont créé leur imaginaire, ont peur de parents qu’ils ne connaissent pas. Ensemble, ils ont inventé le jeu de la charrette brûlée qu’ils sont seuls à connaître et pour lequel il faut une fille; et en voila une qui les rejoint dans une troisième bulle. « J’ai écrit ce texte quand j’étais en résidence dans un théâtre à Grenoble, poursuit Dominique Paquet. Nous avions travaillé avec une sculptrice, j’ai perçu ses oeuvres comme s’il s’agissait d’enfants dans des bocaux; je me suis demandé ce que pouvait être leur vie, leurs aspirations. Le texte a été écrit dans une cité difficile, des enfants de CM2 nous racontaient des histoires. C’est une pièce sur le toucher, une expérience enfantine, un approfondissement de la sensation tactile. Mon écriture s’est nourrie d’un travail sur les cinq sens. Quant à la ‘charrette brûlée’, il s’agit d’une comptine inventée par des enfants qui la chantaient dans l’école montagnarde où mon père enseignait; un jeu de marche, collectif. Mais ‘son parfum d’avalanche’ n’est pas une pièce sur les enfants bulles ».

« Paroles d’Alzheimer« , par 5e Saisons Productions, nous ouvre le quotidien d’un couple marié, Paul et Anne, dont le mari tout juste sexagénaire commence à ressentir les premiers effets de la maladie d’Alzheimer. Joués par la comédienne Raphaëlle Saudinos, les deux personnages content et vivent des épisodes de leur vie entre des chansons ponctuant le récit, jusqu’à la mort de Paul. Raphaëlle Saudinos a tourné le dos aux larmes et au sentimentalisme pour dresser un portrait cru de la réalité quotidienne, des efforts de l’épouse pour accompagner seule son mari dans sa dérive progressive, entrant dans son monde jusqu’à en altérer sa vie et sa santé. Ce sujet a priori difficile a retenu l’attention du public, les représentations se jouant devant une salle comble. « J’ai écrit cette pièce pour un public médical, à la demande du Syndicat d’Agglomération Nouvelle de Saint-Quentin en Yvelines, explique Raphaëlle Saudinos. Prévue pour cinq représentations, je l’ai joué plus de 50 fois ! Je présente à Avignon une version adaptée au grand public. J’ai vu et vécu chez ma grand-mère, Lucienne, un trouble apparenté à la maladie d’Alzheimer. J’ai appris qu’il y avait de la poésie dans son univers. Maintenant, j’ai moins peur quand des choses se passent autrement que prévu ». Au-delà de cet hommage posthume à sa grand-mère, Raphaëlle Saudinos veut briser avec délicatesse le tabou de la maladie, montrer que la vie est toujours possible et qu’il faut savoir s’appuyer sur l’aide de professionnels compétents pour trouver la force et le répit nécessaires. « Les spectateurs disent que la pièce leur fait du bien, que les sentiments sont exprimés : peur, épuisement, désir de mort. J’ai voulu une parabole sur le rapport à l’autre et la capacité d’entrer dans son univers : comment continuer à aimer quelqu’un qui change ? ». Raphaëlle Saudinos vit sa première expérience de festival en Avignon comme un enrichissement personnel… dont les spectateurs sortent apaisés et sereins.

Autre parabole, « Fin de partie » (Samuel Beckett) par la Compagnie Alain Timar, nous plonge dans un monde seulement peuplé d’un homme aveugle et impotent, Hamm, de ses parents et de son serviteur souffre-douleur, Clov. Hamm fait régner son ordre, laisse ses parents vivre dans des tas d’ordures, conserve pour lui les maigres ressources qui restent dans un monde en décomposition. « Ce monstre est bien humain, affirme Alain Timar, metteur en scène. L’origine du handicap de Hamm n’est pas définie, il semble être survenu subitement. Mais chacun peut se reconnaître en Hamm ou en Clov ». Alain Timar, qui a rencontré Beckett à deux reprises et a précédemment monté ses pièces courtes et « En attendant Godot », évoque une pièce « radicale » très actuelle, une parabole ouverte et propice à de multiples interprétations, tout en rappelant qu’elle fut créée en pleine guerre froide (1954), marquée par un pessimisme certain ou les personnages « fonctionnent comme des archétypes ». « Beckett enlève des moyens d’expression à l’acteur, constate Paul Camus, interprète de Hamm. Sur mon siège roulant, je me sens comme un gamin sans autonomie. J’ai travaillé depuis les répétitions en étant aveuglé, dans le noir. Ça donne plein de sensations, le cerveau à un problème, il ne sait pas comment il doit agir. Être dans un fauteuil oblige à ne rien faire. Alors j’ai pensé à un vieil acteur qui a moins besoin de bouger parce qu’il vit la vie. On ne peut expliquer Hamm par son seul handicap, mais il y participe : colère, rancoeur de voir l’autre bouger. Ses déficiences le constituent de la première à la dernière seconde, ‘moi je ne peux pas te quitter’ crie-t-il à Clov ! ». Alain Timar a constaté que la plupart des spectateurs qui ont assisté à sa « Fin de partie » ne connaissaient pas la pièce de Beckett; lacune comblée par une affluence record.

Le jeune comédien Nicolas Brimeux avait choisi d’annoncer clairement la couleur pour son premier spectacle en Avignon, affiche et flyer insistant de façon quelque peu malhabile sur son fauteuil roulant. Cela aura probablement contribué à dissuader un public qui aurait pu découvrir deux monologues magnifiques servis par un comédien dont le talent est manifeste : « Le Baillon » (Erich-Emmanuel Schmitt), qui conte la vie d’un homme séropositif dans son amour et sa fin de vie, et « Deux tibias » (Daniel Keene), rencontre funèbre entre un S.D.F et un nouveau-né jeté dans une poubelle. Infirme moteur cérébral, Nicolas Brimeux n’a guère que sa voix pour s’exprimer, et ses mains, aux doigts interminables, dont il joue à merveille. Sa diction parfaite sait susciter une émotion prenante, intense, captivant le public. « Mon envie de théâtre est une thérapie du regard des autres, précise Nicolas Brimeux. Je voulais transcender le handicap et sa perception par les gens. J’ai cherché une école et c’est comme ça que je suis entré au Théâtre Octobre de Lomme [Nord]. J’ai travaillé les auteurs classiques et contemporains, créé ma compagnie en 1999. L’idée de jouer à Avignon est née il y a un an et demi, et j’ai préparé les deux monologues dans le cadre de ma formation universitaire ». En juin dernier, Nicolas Brimeux a obtenu une Licence en médiation culturelle option théâtre. Il espère mener une carrière professionnelle en tant que comédien, metteur en scène et formateur. « Jouer est une envie. Quand un rôle me plait, je le prends. De toute façon, tous les personnages de théâtre sont handicapés : Hamlet, Oedipe, Richard III, Lenny… L’immobilisme fait partie de ce contre quoi je dois lutter, ça peut venir à l’esprit d’un metteur en scène ». Nicolas Brimeux est venu à Avignon avec sa famille, qu’il a quittée depuis quelques mois en s’installant dans un appartement géré par l’A.P.F. « Rien n’est interdit à personne, conclut-il, on a tous un talent, il se transpose et se travaille ! »

Enfin, un public nombreux a retrouvé cette année un Philippe Sivy (découvert en 2000) resplendissant, deux fois à l’affiche dans « La Mouette », d’Anton Tchekov, et le monologue « Lettre ouverte à Pinochet », de Marco Antonio de la Parra. Au-delà d’une conception de mise en scène (Anne Bourgeois) parfois contestable obligeant les comédiens à crier un texte qui pouvait être froidement susurré avec la même efficacité, « La Mouette » est un exemple réussi d’intégration d’un comédien paraplégique dans une pièce du répertoire : « J’ai déjà travaillé avec Anne Bourgeois, raconte Philippe Sivy, on s’est accoutumé, elle met en confiance. Je ne suis pas gêné par le fauteuil roulant dans la vie, il ne m’embête donc pas sur scène. L’autre ne doit pas le voir comme un problème, il peut créer un niveau de lecture supplémentaire d’une oeuvre. J’envisage tous les rôles, le reste est affaire d’imagination et d’intelligence ». Et c’est à une vraie performance qu’ont assisté les spectateurs de « Lettre ouverte à Pinochet », sombre monologue et déploration éclatante sur l’impact à la fois social et intime de la dictature chilienne sur ses victimes, dressé par un étudiant en médecine devenu psychiatre. Philippe Sivy, seul sur scène, est tout en nuances, avec un remarquable travail corporel qui le transforme en bossu, en grosse dame, en petit bourgeois effrayé… Sa diction et sa maîtrise du texte sont parfaites, il émeut et sait faire rire. « C’est mon retour à Avignon depuis Hamlet, en 2001. Depuis, j’ai suivi beaucoup de stages après avoir quitté les cours de l’école Alain De Bock. J’ai travaillé avec Philippe Adrien, et pour Radio France dans des fictions radiophoniques. Lors d’un stage avec Nicolas Rieu, il m’a proposé de jouer dans une pièce de Koltés, ‘Dans la solitude des champs de coton' ». Depuis, Philippe Sivy conduit vaillamment sa carrière professionnelle dans des conditions souvent difficiles. Dans le théâtre privé sans mécène, subvention ou grand nom, les recettes parviennent tout juste à couvrir les frais. C’était le cas pour les deux spectacles de Philippe Sivy dans cet Avignon 2005. Un festival durant lequel il a accompli une prouesse sans se départir de sa bonne humeur : il jouait tous les jours avec une entorse à un pouce, sans bandage, tout en se démenant en tous sens sur son fauteuil roulant. Un talent que chacun pourra apprécier au cinéma, début 2006, dans un film de Fabienne Godet.

Laurent Lejard, août 2005.

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