Depuis l’automne 2015, la ville suisse de Martigny dispose d’un nouvel hôtel dans lequel travaille une trentaine de personnes handicapées mentales. Loin de tout misérabilisme, le Boutique Hôtel mARTigny (l’effet typographique est volontaire) est d’abord un bel établissement, agréable, confortable, mais aussi une entreprise qui doit être rentable dans un secteur très concurrentiel, même si l’objectif n’est pas de faire du profit, dans une période où la politique du franc fort n’est guère stimulante pour le tourisme international. C’est pourtant le défi lancé par la Fondation valaisanne en faveur des handicapés mentaux (FOVAHM).

« On s’est rendus compte que, pour ces personnes, travailler présentait un grand bénéfice personnel parce que c’est ainsi qu’elle se sentent vraiment intégrées dans la société », explique Bertrand Gross, directeur de l’hôtel. La FOVAHM s’occupe de 200 personnes handicapées mentales du Valais, gère des foyers et lieux de vie, des ateliers socioprofessionnels où elles travaillent en milieu protégé. « Le pas suivant, poursuit Bertrand Gross, c’était l’intégration dans le marché du travail avec un hôtel-restaurant. Ici, la consommation d’un bien se fait en même temps que sa production. On vous sert un café, vous le buvez de suite. Si on se ‘plante’ et qu’on verse le café sur le client par inadvertance, ce qui peut arriver avec des personnes qui ont des problèmes locomoteurs, il n’y a plus de filet de protection d’où l’importance du travail de formation en amont, et de l’accompagnement qui est réalisé par les maîtres socioprofessionnels. On emploie trente personnes en situation de handicap mental, réparties en six équipes, chacune encadrée par un maître socioprofessionnel qui sont des professionnels de leur domaine, chef de cuisine par exemple, qui ont suivi une formation en accompagnement social : ils sont responsables de protéger et de faire le lien entre les deux réalités, le handicap et l’économique. On a deux équipes en cuisine, deux en service et deux dans les étages. » Bertrand Gross constate une évolution positive dans le bien-être de chacun des personnels : « Ils ont pris confiance en eux, sont très fiers, souriants, très heureux en fait ! Mon rôle de directeur d’hôtel est de faire fonctionner économiquement cette intégration sociale. »

vue sur les montagnes depuis le restaurant du boutique-hôtel.

De ses nombreuses années passées en Amérique du Sud, Bertrand Gross a ramené le goût de la cuisine péruvienne, à la carte du restaurant, également parce qu’elle est à la mode : « Si on veut qu’un restaurant d’hôtel fonctionne économiquement, il faut qu’il vive avec la communauté, la ville où il se trouve, il faut qu’il se différencie. Si on sert des fondues ici, ça va être difficile ! »

L’établissement doit équilibrer sa gestion uniquement par son chiffre d’affaires, en payant un loyer à la fondation qui en est propriétaire, sans subvention de fonctionnement alors que ses charges sont plus élevées, parce qu’il y a davantage d’employés à encadrer, équiper, gérer : « Si une équipe de six personnes handicapées mentales avec un maître socioprofessionnel réalise le travail d’un professionnel, vous imaginez que ça fait six uniformes à entretenir, six fois plus de repas à servir et d’autant plus de formations à donner. On a cherché à couvrir ce coût en tissant des partenariats avec des entreprises locales, elles nous sponsorisent et la moitié de ce soutien est converti en bons d’achat dans notre établissement. L’autre moitié correspond à de la communication, présence sur notre site web, sur les écrans télé de l’hôtel, dans le journal d’entreprise, etc. Le travail d’intégration n’est pas seulement la responsabilité de l’hôtel et de la FOVAHM, mais au final une responsabilité acceptée, partagée avec les entreprises privées de la région. C’est ce qui extraordinaire : les personnes qui en ont le plus besoin, les plus vulnérables d’une société développée, on les met au centre de la société. »

Mais comment des professionnels de l’hôtellerie et de la restauration travaillent-ils avec des personnes handicapées mentales ? « On a eu un mois de formation interne avant l’ouverture, explique Jean-Noël Anzévui, maitre socioprofessionnel (MSP) en cuisine. C’était un milieu complètement nouveau pour tout le monde, on a dû tous apprendre, même nous les maitres socioprofessionnels. En cuisine, j’intègre une brigade complète dans laquelle chacun a un poste défini, s’occupe des entrées, des desserts, du buffet de salades. On doit en permanence adapter le travail aux besoins de production du cuisinier, c’est un dialogue entre le cuisinier, l’équipe de cuisine et le MSP. » Jean-Noël Anzévui estime la capacité de travail d’une équipe de trois personnes handicapées mentales comparable à celle d’un ou deux aide-cuisiniers, selon la quantité de tâches à exécuter et leur difficulté : « Je pense que rien n’est impossible, cela dépend de la façon dont je peux encadrer la personne qui va exécuter la tâche et du temps dont je vais disposer. Mais dès que l’on touche aux sources de chaleur, où l’on doit mettre davantage d’attention pour la sécurité, ça devient plus difficile. »

Julie Delez. © Photval.ch.

L’un des rôles du MSP est de réduire le stress pour les travailleurs : « On a une bonne connaissance de tout le monde, on sait comment chacun réagit, ça favorise la dynamique qui fait que le stress est un peu atténué en cuisine. C’est très vivant, intéressant. » Une expérience professionnelle qui a fait évoluer humainement Jean-Noël Anzévui : « Le travail n’est plus ma priorité, c’est un gros changement pour moi. Quand ‘j’envoyais’ une assiette, j’avais envie qu’elle soit parfaite. Maintenant, ce n’est plus cela mon but, je préfère quand c’est l’un de mes travailleurs qui fait l’assiette et ‘l’envoie’, même si elle n’est pas comme j’aurais voulu qu’elle soit. C’était compliqué à intégrer au début, maintenant je trouve cela normal, c’est ma satisfaction au travail. Ce qui me plait, c’est le plaisir de la cuisine couplé avec l’accompagnement des personnes, le sourire. Il y a des jours où je suis fatigué, pas bien, et j’arrive ici, je vois une de mes travailleuses qui a un grand sourire, rit, qui a envie d’être là, ça m’épate ! »

Julie Delez, jeune trisomique âgée de 28 ans qui habite chez ses parents, est serveuse au restaurant de l’hôtel : elle dresse les tables, débarrasse, fait le service. « Avant, je travaillais dans une équipe de la FOVAHM avec un maitre socioprofessionnel dans un magasin Coop, explique-t-elle. J’ai entendu parler de l’ouverture de l’hôtel. J’aime le contact avec les gens, discuter, servir. Je travaille à 100%, le matin ou l’après-midi. C’est un travail naturel, c’est mieux que rester à rien faire, je vois du monde, je discute… » Tous les travailleurs handicapés touchent une rente Assurance Invalidité qui varie de l’équivalent de 1.100€ à 2.200€ mensuels, complétée d’un salaire calculé selon leur capacité de travail évaluée professionnellement et donc pas médicalement. « Il est important pour nous que l’on soit reconnu comme un excellent hôtel dans tous les domaines, conclut Bertrand Gross. Sans que l’intégration des personnes handicapées devienne un argument marketing. Si on arrive à faire fonctionner économiquement cette entreprise, ce sera un succès à mon avis unique parce que je ne connais pas d’autre hôtel qui ait une intégration de cette envergure. »

Laurent Lejard, mars 2016.

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