Professeur de philosophie à l’Université du Luxembourg, spécialisé dans l’éthique de la sexualité, Norbert Campagna a récemment publié une étude argumentée de l’état actuel de la sexualité des personnes handicapées. Il présente les différentes situations possibles et formule des solutions pragmatiques pour sortir de la négation et de l’hypocrisie qui maintiennent dans la frustration, le risque d’abus et la dépendance, les personnes empêchées du fait de leur handicap d’avoir accès à leur corps.

Question : Comment synthétiseriez-vous le propos de votre ouvrage, qui examine un sujet à la fois complexe et mal connu ?

Norbert Campagna : 
La sexualité est une partie importante de la personne humaine, où on peut réaliser un certain nombre de biens fondamentaux. Si on se place dans une optique de non-discrimination, l’accès à ces biens devrait être rendu possible pour tout le monde. Les personnes handicapées constituent une catégorie de personnes qui ont des difficultés de natures différentes pour accéder à ces biens. Donc, une société qui veut promouvoir les biens fondamentaux de la personne humaine devrait aussi permettre aux personnes handicapées d’avoir accès à ces biens. Il faut essayer d’identifier quelles sont ces difficultés d’accès et tenter ensuite de trouver des réponses convenables selon le type de handicap.

Question : Vous définissez la sexualité comme un droit, un droit-liberté qui pourrait aussi devenir pour certains publics un droit-créance

Norbert Campagna : Oui, mais un droit-créance faible. Là, je ferai une différence entre des droits-créances forts et des droits-créances faibles. Pour prendre un exemple, si l’on considère le droit de vote, c’est un droit-liberté, personne ne peut m’empêcher d’aller voter. D’un autre côté, si l’État n’organise pas des élections, mon droit-liberté ne me sert à rien. Donc, l’État a aussi certains devoirs pour me rendre possible l’exercice du droit. Mais dans ce cas, l’État se contente d’organiser des élections : si jamais il n’y avait pas de candidats, il ne peut obliger personne à le devenir, il peut tout au plus inciter les citoyens à l’être. Je dirais la même chose dans le cas de la sexualité : l’État ne peut obliger personne à procurer une satisfaction sexuelle à quelqu’un d’autre mais il peut inciter ou créer des incitations notamment en reconnaissant comme profession l’assistance sexuelle pour que les personnes handicapées puissent avoir un accès à la sexualité. En ce sens, c’est un droit-créance mais je m’efforce de montrer qu’à l’intérieur des droits-créances on peut effectuer une distinction entre des droits forts ou faibles.

Question : C’est faire une distinction avec l’obligation faite à l’État et aux pouvoirs publics d’assurer une subsistance minimale des personnes handicapées ou incapables de travailler ?

Norbert Campagna : Oui, c’est effectivement un droit-créance universel. L’État doit garantir à tous un minimum vital pour qu’ils puissent se nourrir et se maintenir, que l’on soit handicapé ou non.

Question : Par différence d’un accompagnement érotique et sexuel qui serait un droit-créance moins universel ?

Norbert Campagna : Exactement. L’État ne peut obliger personne à satisfaire sexuellement quelqu’un. Je pense que prime également la liberté personnelle des individus. Tout ce que l’État peut faire, c’est reconnaître le métier d’assistant sexuel comme on le trouve en Suisse ou aux Pays-Bas et dans certains autres pays.

Question : Vous remarquez que l’accompagnement sexuel n’a pas posé de grandes difficultés dans certains pays, alors qu’en France on a immédiatement parlé de prostitution.

Norbert Campagna : Il faudrait avoir en France un autre regard sur la prostitution. J’avais été auditionné par la commission des lois de l’Assemblée Nationale lorsqu’elle avait fait [en 2011] un rapport sur la prostitution. La question de l’assistance sexuelle a été évoquée et tout de suite l’argument est venu, « si on autorise cela on autorise la prostitution et on ouvre la porte à sa légalisation ou sa réglementation ». Or, pour moi, la prostitution devrait également être reconnue comme profession à part entière avec une protection, bien entendu, pour que les personnes prostituées puissent travailler librement et éviter qu’elles soient exploitées. Au fond, ce n’est pas un argument contre la reconnaissance de l’assistant sexuel de dire que cela va conduire à la reconnaissance de la prostitution. Et il y a déjà de nombreuses personnes prostituées qui pratiquent une forme d’assistance sexuelle pour des personnes en situation de handicap. Mais je pense qu’étant donné que ces personnes-là sont plus fragiles, il serait préférable qu’il y ait des aidants sexuels formés aux handicaps physiques ou mentaux.

Question : Vous relevez dans votre ouvrage « Dire d’une pratique qu’elle est prostitutionnelle revient, pour certains, à la condamner ipso facto« .

Norbert Campagna : On clôt le débat avec cette étiquette « prostitution ». Beaucoup d’assistants sexuels essaient de se démarquer en disant « ce que nous faisons, ce n’est pas de la prostitution ». Si on prend une définition minimale de la prostitution, l’échange d’un service sexuel contre de l’argent, dans ce cas l’assistance sexuelle serait une forme de prostitution. Mais tant que dans notre société la simple étiquette « prostitution » sert d’argument, je comprends que les assistants sexuels ne veuillent pas qu’on leur colle cette étiquette. Il faudrait donc déjà changer les mentalités et faire en sorte que le terme de « prostitution » ne soit pas connoté négativement.

Question : Comment voyez-vous le débat actuel en France, alors que le Gouvernement ne s’est pas encore exprimé sur la question de l’assistance sexuelle ?

Norbert Campagna : La ministre du Droit des femmes et porte-parole du Gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, a dit très clairement que la prostitution ne serait en aucun cas autorisée ou réglementée. Il existe à l’intérieur du Gouvernement une forte tendance à ne pas vouloir reconnaître la prostitution ou l’assistance sexuelle. C’est aux associations de personnes handicapées de faire un travail de terrain pour expliquer que leur situation est différente de celle des autres personnes, qu’elles n’ont pas le même accès à la sexualité, que l’assistanat sexuel est quelque chose qui permet d’avoir une vie sexuelle pour commencer. Il faudrait réfléchir sur la prostitution et essayer de trouver une solution à cet éternel problème qui fait que prostitution rime avec exploitation. Je ne nie pas que beaucoup de prostituées sont exploitées. C’est un fait, mais il faudrait se donner un arsenal juridique dans différents domaines, notamment le droit du travail, pour faire en sorte que les personnes qui veulent exercer cette profession puissent le faire dans les meilleures conditions possibles.

Question : Lorsque l’on regarde le débat français, on a le sentiment d’une pauvreté de réflexion et d’une absence totale d’inclusion de la question de l’assistance sexuelle dans la vie en société.

Norbert Campagna : Ce que l’on observe, c’est du dogmatisme. On ne sort pas de l’idée que la prostitution est nécessairement liée à l’exploitation des femmes. On n’arrivera jamais à une solution au problème puisque l’on bute sur ce dogmatisme. Cela n’évoluera pas tant que les mentalités ne changeront pas, pas seulement chez le législateur, vous avez aussi dans la société ce regard qui est jeté sur les personnes qui se prostituent où l’on estime que, parce qu’elles acceptent de l’argent pour un service sexuel, tout est permis avec elles. C’est là qu’il faudrait que les mentalités changent, que l’on reconnaisse qu’une personne qui offre des services sexuels en échange d’argent ne vend pas sa dignité, que c’est une personne qui mérite d’être respectée comme n’importe quelle autre.


Propos recueillis par Laurent Lejard, mars 2013.


La sexualité des handicapés, par Norbert Campagna, Labor et Fides éditeur, 20€ en librairies ou chez l’éditeur.

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