Pendant l’occupation allemande de la France de 1940 à 1945, on estime à au moins 43.000 les internés en hôpitaux psychiatriques morts d’une « famine lente ». Mais comment cela s’est-il produit, quel mécanisme a présidé au rationnement alimentaire drastique ? Traduit-il une volonté du régime collaborationniste de Vichy d’exterminer des personnes considérées comme socialement inutiles ? L’Allemagne nazie avait, dès la prise de pouvoir par Adolf Hitler en 1933, lancé la stérilisation forcée de ses ressortissants lourdement handicapés puis, à partir de 1940, un programme d’extermination baptisé T4 (lire ce Focus). La France occupée a-telle fait de même ?

Telles étaient les questions que devaient étudier l’historien Jean-Pierre Azéma, spécialiste de cette période et président du Comité scientifique de la mission du 70e anniversaire de la Seconde Guerre mondiale. Il y répond dans un rapport remis le 20 octobre dernier aux ministres et secrétaires d’État chargés de la Santé, des Personnes handicapées et de la Mémoire. Cette démarche résultait d’une pétition, la seconde en la matière, lancée fin 2013 par l’universitaire Charles Gardou et la présidente d’association Maryvonne Lyazid qui a été signée par plus de 80.000 personnes, demandant la création d’un « mémorial en hommage aux personnes handicapées victimes du régime nazi et de Vichy ». Le Président de la République, François Hollande, avait lancé l’examen historique du bien-fondé de cette demande en février 2015 en confiant à Jean-Pierre Azéma la mission d’établir les faits.

De qui parle-t-on ?

« Rappelons, précise Jean-Pierre Azéma, qu’une bonne partie de ces internés répartis dans une centaine d’hôpitaux étaient, comme le voulait la loi de 1838, soit ‘placés d’office’ par le préfet pour atteinte à la sécurité des personnes ou à l’ordre public, soit en ‘placement volontaire’ à la demande de l’entourage qui estimait que l’état mental mettait la personne en difficulté ou en danger. Ajoutons cependant qu’une partie de ces internés était composée de grands tétraplégiques et aphasiques classés parmi les grabataires, de personnes handicapées mentales, Infirmes Motrices Cérébrales, multihandicapées, sourdes avec troubles associés. Ils étaient placés dans ces hôpitaux faute d’une prise en charge médico-sociale alors essentiellement réservée aux personnes handicapées physiques ou aveugles. Leur internement était strict à l’intérieur d’un ensemble de cinq à six pavillons, dont celui des ‘chroniques’, où avaient été placés schizophrènes, grands mélancoliques, déments séniles ».

Qui contrôlait ces hôpitaux psychiatriques? « En interne, poursuit Jean-Pierre Azéma, un directeur le gérait administrativement. Sa direction sanitaire était confiée à un médecin chef, personnage-clé qui avait sous ses ordres un ou deux chefs médecins et un interne en psychiatrie. Au plan politico-administratif, ils devaient tenir compte d’une double dépendance: celle tout d’abord du ministère, le secrétariat d’Etat à la Famille et à la Santé dont les ministres les plus représentatifs furent deux médecins, Serge Huard et Raymond Grasset; ensuite de l’administration de la Santé publique, inspecteurs, directeurs régionaux, et tout autant sinon plus des autorités politiques départementales, et notamment du préfet qui exerçait le plus souvent un contrôle tatillon en matière de ravitaillement et avec lequel il valait mieux être en bons rapports. »

« Ces médecins-chefs éprouvaient également des difficultés avec le monde médical, lorsqu’ils désiraient se lancer dans des réformes. Sur les 27.000 praticiens que comptait la France de 1940, ils étaient à peine 300 médecins-psychiatres. Et ils avaient d’autant moins de poids qu’ils n’étaient en rien des médecins libéraux possédant clientèle, ils étaient en effet des fonctionnaires, ce qui explique leur dépendance à l’égard du préfet. » Sur ce point, l’historien cite celui de l’Aveyron qui, bien que très vichyste, avait apporté à l’hôpital psychiatrique de Rodez (dans lequel le poète Antonin Artaud fut interné pendant l’occupation), sur les demandes du médecin-chef Gaston Ferdière, des moyens supplémentaires.

Extermination à la française?

Hitler n’a pas exigé des autorités françaises d’exterminer les malades mentaux et les personnes lourdement handicapées, confirme Jean-Pierre Azéma : « Il ne l’a pas demandé, sauf en Alsace qui était annexée de fait à l’Allemagne. »

Mais on doit se souvenir que pendant les années 1930, la France a connu un important courant eugéniste, incarné par le chirurgien et biologiste Alexis Carrel, prix Nobel de médecine en 1912. Les eugénistes avaient-ils du poids auprès du régime de Vichy ? « Oui, relativement, répond Jean-Pierre Azéma. D’une part parce que Philippe Pétain [chef de l’Etat français de 1940 à 1944] connaissait relativement bien Alexis Carrel; d’autre part, une Fondation [française pour l’étude des problèmes humains] a été créée sous sa direction. Il a eu de l’influence, mais beaucoup moins qu’on le dit généralement. Il reste que l’eugénisme, par-delà son fondateur, rejoint l’utilitarisme social : on trouve un certain nombre de réponses faites à des demandes de médecins-chefs disant en substance ‘écoutez, vous êtes bien gentils avec vos fous, mais il y a quand même des gens qui sont plus utiles pour la société et qu’il faut secourir, pour lesquels on peut demander un certain nombre d’exceptions, donner des suppléments pour le ravitaillement’. Il y a eu un courant eugéniste, Pétain était certainement influencé mais cela ne veut pas dire à ce moment-là qu’on allait tuer les aliénés. D’ailleurs, une circulaire montre qu’ils ont pu bénéficier de rations supplémentaires, mais c’est presque une exception. »

La réponse à cette question devrait se trouver parmi les 500 cartons de documents déposés aux Archives Nationales et qui n’ont pas été étudiés : c’est parmi eux que l’on trouvera les registres des internés, les soins effectués, les dépenses de nourriture, les directives de l’Administration et l’effectivité de son contrôle sur les établissements, les échanges de courrier entre les préfets, l’inspection générale et les médecins-chefs d’hôpitaux psychiatriques, le rôle de l’Administration centrale et du Gouvernement. Tous les acteurs de cette période de notre histoire étant morts, ce n’est plus que par l’exploration systématique des archives que l’on pourra affirmer qu’il y a eu ou non une volonté de l’Etat français de laisser mourir ses « fous ».

« Ce fonds est débloqué, on peut travailler et avancer, explique Jean-Pierre Azéma. J’affirme, après bien d’autres parce que je ne l’ai pas trouvé, qu’il n’existe pas un texte vichyste qui dit ‘les malades mentaux, on en n’a rien à faire, vous pouvez vous en débarrasser. » Un texte resté secret pourrait-il exister ? Après tout l’Allemagne nazie avait procédé ainsi pour son programme T4 d’extermination des malades mentaux et personnes lourdement handicapées. Le document lançant l’éradication, signé par Hitler, a finalement été découvert par les chercheurs : « On a le texte d’Hitler, confirme Jean-Pierre Azéma, on n’a pas de texte émanant de l’Etat français. Mais il peut exister dans les cartons d’archives qui n’ont pas été travaillés. Il faut toujours dire dans ces questions avec des enjeux mémoriels interminables, jusqu’à plus ample informé, on n’a rien trouvé. »

La déception de Charles Gardou.

En conclusion de son rapport, Jean-Pierre Azéma propose de créer un mémorial aux victimes civiles pour faits de guerre, dont celles qui sont mortes de la « famine lente », d’apposer une plaque rappelant ce drame à l’entrée des hôpitaux psychiatriques et de commémorer les faits lors de la journée internationale des personnes handicapées.

« Ce débat mémoriel est intéressant, conclut Jean-Pierre Azéma, mais il me semble un peu obsolète en regard de l’enjeu qui reste fondamental des civils par rapport aux militaires, des dérapages qui se produisent à l’heure actuelle dans le monde: les civils sont considérés comme des faux militaires et peuvent être tués comme militaires. Ces dérives sont mortelles. Il faut s’occuper des victimes civiles mais pas être obsédé, c’est pourquoi j’ai rendu hommage au très beau discours de François Hollande du 6 juin 2014 au Mémorial de Caen qui a dit en clair ‘cet après-midi on va s’occuper de ce qui s’est passé sur les plages [du débarquement], ce matin je salue les victimes civiles’. La spécificité de la Seconde Guerre mondiale, c’est que les civils deviennent une prise qu’on peut utiliser pour peser sur les politiques ou les militaires. »

Toutefois, la proposition de rassembler toutes les victimes civiles dans un seul mémorial ne satisfait pas Charles Gardou, même si son idée d’installation sur le Parvis des Droits de l’Homme, au Trocadéro (Paris 16e) est retenue par Jean-Pierre Azéma, de même que la création d’une chaire universitaire. « Ce que je regrette, sous prétexte d’élargir le propos, c’est de noyer le sort particulièrement cruel des malades mentaux dans un drame général, relève Charles Gardou. Ce qui m’importait, c’était la reconnaissance d’un drame singulier. Ces victimes ne pouvaient pas compléter par elles-mêmes les lacunes alimentaires. »

Il déplore l’absence, dans le rapport Azéma, du rôle de l’Administration dans le contrôle des hôpitaux psychiatriques, et souligne le silence du Gouvernement face aux appels au secours des médecins-chefs : « Il s’est écoulé 18 mois entre les premières demandes et la réponse de Vichy. » Mais il reconnaît : « On ne peut pas établir de lien avec la pensée d’Alexis Carrel. On est loin de l’imprégnation allemande et suédoise. »

Un historien critique.

Autodidacte, Armand Azjenberg a longuement étudié cette histoire, et a publié chez L’Harmattan en avril 2015 « L’abandon à la mort… de 76.000 fous par le régime de Vichy« , un travail de recherche apprécié par Jean-Pierre Azéma, même s’il n’en partage pas les conclusions. A la suite de la publication du rapport de ce dernier, Armand Azjenberg a publié une lettre ouverte aux ministres récipiendaires, reproduite pour l’essentiel dans L’Humanité, pour rappeler la responsabilité du régime de Vichy. « Pour moi, complète-t-il, Vichy est alerté dès le début et le Gouvernement n’intervient pas. » Il relève que ce n’est qu’une trentaine de mois après l’invasion de la France qu’une circulaire du secrétaire d’Etat à la Santé autorise un léger relèvement de la ration alimentaire servie à une partie des internés, neuf mois après une précédente circulaire qui le refusait pour privilégier les enfants et des travailleurs. « L’Administration était déficiente, ajoute-t-il. L’hôpital psychiatrique de Montdevergues-les-Roses a envoyé une délégation à Vichy et n’a rien obtenu. Dans les archives que j’ai consultées, l’Administration n’intervient pas. Elle impose des rations plus faibles et moins qualitatives. » Il écarte toutefois une politique eugéniste basée sur les théories d’Alexis Carrel : « Il préconisait de gazer les fous dangereux. Mais les théories eugénistes n’ont pas eu prise en France, avant la guerre, parce que les scientifiques ont fait confiance aux thèses de Lamarck, opposées à celles de Darwin. » Or, c’était sur elles que s’appuyait la pensée carrellienne. Un point de vue à contre-pied de celui de Jean-Pierre Azéma : « L’eugénisme existe toujours, c’est l’utilitarisme social. A qui doit-on porter secours le plus rapidement, il y a une hiérarchie qui continue d’exister. »

On le voit bien, la question posée par la pétition Gardou-Lyazid n’est pas tranchée. La réponse ? Chercher, c’est ce que propose Jean-Pierre Azéma : « On pourrait créer une chaire universitaire spécialisée sur l’histoire sociale et sanitaire, qui travaillerait de manière spécifique sur les hôpitaux et ce qui tourne autour. Cela veut dire créer des postes, inciter des étudiants à faire leur thèse et à partir de ce travail, y enseigner. Je pense que c’est extrêmement important, c’est déjà le cas dans la région de Lyon. » Et de conclure par cet exergue un brin provocateur : « Je dis à nos grands tchatcheurs, cherchons les enfants, c’est ouvert maintenant. Vous êtes prêts, alors on y va ! »


Propos recueillis par Laurent Lejard, novembre 2015.

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