Question : La rentrée scolaire a laissé de côté de 6.000 à 30.000 enfants handicapés, selon les sources. Le droit à la scolarité est- il encore à conquérir ?

Fernand Tournan : Nous ne pouvons pas, pour notre part, ramener ce problème de l’accueil des enfants handicapés en âge scolaire au seul problème de scolarité. Nous souhaitons qu’il puisse y avoir une intégration chaque fois que possible en milieu ordinaire car si on en reste au terme de scolarité, cette dernière peut très bien aussi se dérouler en établissement spécialisé. Si on a la possibilité, avec les accompagnements nécessaires, de pouvoir faire que l’enfant soit accueilli en milieu ordinaire, c’est de cette scolarité- là que nous souhaitons parler et pour laquelle nous demandons qu’il puisse y avoir un gros effort de fait.

Henri Lafay : On espère depuis plus d’un quart de siècle un développement de l’intégration scolaire et la lenteur est très grande. Cela concerne la société : il s’agit en gros des conséquences, au niveau de l’école, d’une évolution profonde de la pensée que nous avons du handicap et de la place de la personne handicapée. Cette évolution revient à situer celle- ci dans l’ordinaire de la vie. Je crois que sur un point les personnes handicapées ont gagné : le regard qui est porté sur elles est différent, on les considère comme égales en humanité, en citoyenneté, en dignité. Par contre, il y a une emprise institutionnelle, une servitude dont la personne handicapée n’est pas dégagée. Les institutions perdurent et situent cette dernière dans un « ailleurs de l’ordinaire de la vie ». Le problème de l’intégration scolaire se pose de cette façon.

Question : L’éveil à la sexualité des adolescents handicapés reste une question taboue dans notre société. Comment, à la lueur de votre expérience, cet éveil est- il vécu et comment les risques induits sont- ils maîtrisés ?

Fernand Tournan : La sexualité est un pan important de la vie de chaque personne et on doit faire en sorte que sur ce plan- là aussi la personne handicapée puisse se réaliser. Nous faisons en sorte de favoriser cette progression, cette prise de conscience avec des évolutions qui se sont faites au cours des ans : dans les établissements d’adultes, au tout début, la séparation était stricte entre les sexes. Nous constatons aujourd’hui que les établissements mixtes sont ceux qui se rapprochent le plus de la vie ordinaire. Il faut qu’il y ait des conseils, des accompagnements pour faire en sorte que les choses se passent de la façon la plus souple mais aussi la plus prudente possible. Ce qui nous conduit à évoquer la stérilisation, qui ne doit être envisagée que dans des cas extrêmes et sur prescription médicale lorsque les moyens ordinaires de contraception ne peuvent pas être retenus parce qu’il y a danger pour la personne, après beaucoup de consultations, de conseils pris auprès de la famille, du tuteur, après une réflexion approfondie avec l’équipe pluridisciplinaire qui, dans l’établissement, est en charge de la personne, et sur avis médical.

Henri Lafay : Le fait qu’on regroupe en institutions les adolescents et les adultes handicapés crée un problème des plus aigus et d’une certaine façon c’est l’organisation institutionnelle qui aggrave le problème de l’éveil à la sexualité. Cette situation oblige à découvrir l’importance et la dimension éducative que ce problème représente et la nécessité de le traiter en partenariat : famille, spécialistes médicaux, éducateurs. Sur la question de la stérilisation du fait du handicap, il y a une attention malsaine. On s’en préoccupe beaucoup pour les femmes handicapées mais est- on sûr que chez les femmes valides il n’y ait pas une proportion peut-être supérieure de stérilisations ? On ne le sait pas, d’abord parce que c’est plus difficile à connaître et ensuite parce que l’attention portée n’est pas la même.

Question : Une récente affaire judiciaire pose la question de l’indemnisation d’un enfant né handicapé alors que sa mère aurait pu avorter si elle avait été informée du risque. Comment appréciez- vous cette indemnisation d’un préjudice de vie ?

Fernand Tournan : On touche-là à des principes qui sont d’autant plus intangibles qu’on connaît notre philosophie sur l’accompagnement des personnes handicapées. Ce sont les fondements mêmes de la vie qui sont en cause. Autant on peut dire que, lorsqu’on connaît les fondements de cette affaire, que cette famille a raison de demander une indemnisation, autant on ne peut pas, dans la justification de cette indemnisation, poser le problème dans les termes qui sont ceux repris dans la presse. Parce que si l’on poursuit dans cette voie, on pourrait être conduit à dire que la famille elle-même aurait une responsabilité au cas où elle n’aurait pas suivi l’avis médical d’une interruption volontaire de grossesse qui lui aurait été recommandée. Si elle avait, alors qu’elle en a totalement le droit, transgressé cette recommandation, elle se trouverait donc responsable et répréhensible d’avoir laissé vivre l’enfant qui est aujourd’hui là. Nous n’avons pas le droit de dire qui doit ou ne doit pas vivre. Toucher à ces principes nous conduirait tout droit à l’eugénisme.

Henri Lafay : Je suis en très grande difficulté pour me prononcer sur ce problème parce qu’il est vrai que le handicap met la famille dans une situation très difficile. Il n’est pas sûr que la société prenne en charge les problèmes comme elle devrait le faire. Par conséquent je ne porte pas de jugement et laisse en particulier entière la question du droit ou non de décider d’une IVG. Il n’empêche qu’en ce qui nous concerne à l’APAJH – et je crois bien que c’est vrai de l’ensemble des associations qui traitent du handicap – nous ne pouvons pas admettre que le risque de handicap soit un mobile suffisant pour justifier une IVG. Sinon nous serions en complet désaccord avec l’essentiel de notre philosophie qui est non seulement d’accueillir mais de valoriser les différences et donc de raisonner toujours en termes d’égale humanité, d’égale citoyenneté, même pour les personnes les plus lourdement atteintes par telle ou telle déficience.


Propos recueillis par Laurent Lejard, novembre 2000
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