Question : Qu’est-ce qui vous a conduit à aborder le théâtre avec des personnes handicapées mentales ?

Madeleine Louarn : 
J’ai une formation d’éducatrice spécialisée, et en sortant de l’école j’ai été embauchée dans une institution qui était intéressée par le fait que la culture soit présente de manière régulière et quotidienne dans la vie des résidents. Du coup, j’ai commencé à faire du théâtre, et de fil en aiguille, l’histoire a continué jusqu’à ce que l’atelier Catalyse devienne un groupe d’acteurs professionnels qui travaillent dans un Etablissement et Service d’Aide par le Travail (ESAT), un groupe que je suis depuis le début.

Question :
 Mais il fallait concilier deux domaines différents, le travail en établissement médico-social et une activité théâtrale qui relève d’un statut d’entreprise culturelle ?

Madeleine Louarn : On a trouvé une solution entre les deux; je dirige ma propre compagnie, le Théâtre de l’Entresort, qui est conventionnée par l’État, la Direction Régionale des Affaires Culturelles, la région Bretagne, le département du Finistère et la ville de Morlaix. L’Esat à une convention avec la compagnie pour mettre à disposition ses comédiens travailleurs handicapés de l’atelier Catalyse. Donc, on a des financements du ministère de la Culture et des collectivités territoriales pour des créations et des productions.

Question : Comment avez-vous débuté ?

Madeleine Louarn : Au démarrage, on ne sait pas ce qu’on fait. On commence comme toute compagnie amateur, on se lance, on essaie, on apprend au fur et à mesure, on comprend mieux ce que l’on fait et les choses avancent à chaque spectacle. Catalyse a été une compagnie amateur pendant une douzaine d’années, elle s’est forgée dans ce temps-là, et les gens des débuts sont restés naturellement quand il s’est agit de travailler dans la durée, à plein temps. Cela fait une quinzaine d’années que la compagnie est professionnelle, avec une dizaine de spectacles créés depuis.

Question : 27 ans, cela fait une longue expérience…

Madeleine Louarn : Le démarrage était forcément très confidentiel. Nous-mêmes, on n’avait pas forcément envie qu’il y ait plus d’audience. Puis les gens se sont pris au jeu, la perception a suivi les progrès de la compagnie, je pense. Plus on s’est améliorés, plus l’audience a été grande et les retours intéressants, jusqu’à jouer dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Les grandes étapes vers la reconnaissance de notre travail, ce sont les spectacles : un spectacle paraît tout d’un coup vraiment changer de dimension, à la fois dans la capacité à assumer le plateau et à avoir une tenue artistique forte. Ça a été « Marat-Sade » pour le passage au statut professionnel, ensuite y a eu « Si c’est un homme », pour la reconnaissance de la compagnie par les institutions culturelles, puis un Becket, « Que nuages », puis « Alice ou le monde des merveilles » qui a beaucoup tourné en France et nous a permis d’être programmés pour la première fois au Festival d’automne à Paris. Tout cela, c’est un chemin qui n’arrête pas de nous mobiliser sur de nouvelles choses, mais le principal moteur, c’est la question artistique : il faut que le travail de plateau soit conséquent.

Question : Catalyse s’appuie sur un Esat important, Les Genets d’Or; c’est le vivier de recrutement des comédiens ?

Madeleine Louarn :
 Pas forcément. Les derniers recrutements ont été faits de façon très ouverte, sur l’ensemble des instituts médico-éducatifs ou professionnels de Bretagne. Les apprentis comédiens sont sélectionnés sur dossier, puis effectuent un stage de deux mois qui confirme ou pas l’intégration dans la compagnie.

Question : Comment choisissez-vous les pièces, les textes que vous jouez ?

Madeleine Louarn : Un projet en amène un autre, on travaille toujours sur ce qui manque, et on poursuit à travers ce qu’il faut continuer à chercher. Il y a deux grands axes dans notre répertoire : d’abord les grands anciens, les antiques, la Grèce et les mythologies, ensuite le travail à partir des avant-gardes, que ce soient les dadaïstes, les Russes absurdistes… Ce qui me guide, c’est quel texte va aller avec les acteurs, ce qui fait qu’un texte dit par eux ce ne sera pas pareil que dit par un autre. Tout fait signe au théâtre. Quand on parle de la disparition, qu’on est un acteur handicapé mental et que l’on n’est pas vu, c’est l’effet de résonance de leur propre situation qui produit tout à coup un écho. Dans « Les Oiseaux », on entend aussi l’écho de la différence.

Question : Jusqu’où peut-on aller avec des comédiens handicapés mentaux ?

Madeleine Louarn : A priori, je ne m’interdis rien. Je me dis que c’est nous qui sommes la limite, presque toujours.

Question : Mais la diction est importante, surtout pour les textes classiques ou en vers..

Madeleine Louarn : Tout texte écrit à sa nature, sa complexité, sa forme. Il y a toujours des questions sur la ponctuation, la versification ou pas. Le fait de travailler avec des acteurs qui ont des difficultés d’énonciation, c’est aussi l’intérêt de remettre en question la non-évidence du langage et de proposer une audition particulière. Et je pense que même si l’on n’entend pas tout, on comprend beaucoup de choses.

Question : Dans la communication sur les spectacles, vous confrontez directement le travail de vos comédiens avec le public, sans l’informer qu’ils sont handicapés mentaux. Vous ne voulez pas mettre en avant la question handicap ?

Madeleine Louarn : Ni en avant, ni en arrière. Je n’ai pas de religion là-dessus. Cela dépend de la négociation avec les théâtres et de leur politique vers le public. Les scènes nationales et les Centres Dramatiques Nationaux ont des politiques différentes, certains ne parleront que de l’artistique, d’autres plutôt du social, je les laisse faire leur travail.


Propos recueillis par Laurent Lejard, février 2013.


La dernière création du Théâtre de l’Entresort et de l’atelier Catalyse, une adaptation d’une pièce d’Aristophane, « Les Oiseaux », a été présentée en novembre 2012 au Théâtre de Lorient puis au Théâtre National de Bretagne et enfin au Festival d’automne à Paris; elle sera reprise au Nouveau Théâtre d’Angers (Maine-et-Loire) du 12 au 15 mars 2013, puis au Théâtre de la Fonderie du Mans (Sarthe) les 21 et 22 mars, au Festival Panoramas #16 de Morlaix (Finistère) les 27 et 28 mars, à la Comédie de Caen (Calvados) du 2 au 5 avril et enfin au Quartz de Brest (Finistère) les 16 et 17 avril.

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