En Angleterre de nos jours, Rosie Tremayne, jeune trisomique assez émancipée âgée de « 16 ans 10 mois » comme elle le dit elle-même, vit une grande histoire d’amour fusionnel et tendre avec Jack. Mais parce qu’il a des démons dans la tête et qu’il pète les plombs, le voilà éloigné de Rosie. Laquelle supporte d’autant moins cette séparation que son père veut en profiter pour la couper définitivement de Jack. Alors elle organise minutieusement une fugue pour aller le retrouver dans le centre éducatif où il est placé, ce qui lui fait traverser Londres et ses dangers. Ce roman pour adolescents et adultes de Mel Darbon a l’intelligence de restituer les sentiments et le processus de réflexion de Rosie avec les mots d’une ado trisomique, comme elle l’explique dans cette interview, ce qui a quelque peu compliqué la tâche de la traductrice Lili Sztajn qui l’exprime également.

Question : Comment avez-vous eu l’idée d’écrire un roman mettant en scène une adolescente trisomique ?

Mel Darbon : 
Mon récit « À la recherche de Jack » a pris racine avec la naissance de mon frère, quand j’avais quatre ans. Même à cet âge, j’ai compris que rien ne serait plus jamais comme avant, car il est vite devenu évident que mon frère avait de graves difficultés d’apprentissage, bien que le diagnostic d’autisme soit venu de nombreuses années plus tard. À mes neuf ans, s’est produit un épisode qui a eu un impact énorme sur moi et m’a ouvert la voie à l’écriture de ce livre. J’étais avec ma mère pour faire des courses lorsque mon frère a piqué une crise de colère, criant, donnant des coups de pied. Plusieurs personnes se sont approchées, non pour offrir de l’aide mais pour réprimander ma mère en lui disant qu’elle était une honte, que le comportement de mon frère était dégoûtant et qu’il faudrait l’expulser. Je ne comprenais pas pourquoi les gens étaient à ce point remplis de préjugés. Je voulais leur dire de se mettre un instant à la place de mon frère, d’essayer de comprendre ce que cela devait être d’être enfermé dans un monde effrayant qui n’avait aucun sens, où même quelque chose d’aussi anodin que franchir un escalier pouvait le paralyser. J’ai alors su qu’un jour je donnerais la parole à mon frère et à d’autres personnes ayant des troubles de l’apprentissage, pour aider à construire un monde où les personnes handicapées mentales seraient valorisées, écoutées et incluses.

Question : Avez-vous été inspirée par une personne réelle ?

Mel Darbon : Oui. C’est en travaillant comme assistante pédagogique auprès d’adolescentes trisomiques que j’ai rencontré celle qui devait m’aider à créer le personnage de Rosie. Elle était gentille, drôle et farouchement indépendante, déterminée à trouver un emploi, à tomber amoureuse et à se marier. Ses paroles étaient si puissantes que je me suis promise de la mettre un jour dans un livre. Elle s’appelait… Rosie. En fait, tous les jeunes atteints du syndrome de Down au collège où j’ai travaillé étaient inspirants et il y a un peu de chacun dans mon personnage. J’ai pu constater à quel point les personnes trisomiques étaient sensibles aux sentiments les uns des autres et parvenaient toujours à voir le bien dans ce monde. Je voulais que mon personnage, Rosie, le montre à travers ses yeux innocents mais courageux et que le lecteur s’émerveille du monde avec elle et apprenne à travers elle que la gentillesse et la compassion sont essentielles. Il m’importait beaucoup que mon personnage transmette ce que j’avais vu à l’université; que les êtres humains sont des individus mais que nous partageons tous le même désir d’aimer, d’être aimé et accepté sans limite et qu’il ne faut surtout pas présumer que quelqu’un qui a des difficultés à communiquer n’a rien à dire. Je pense que Rosie porte cela, dans À La Recherche de Jack. J’espère que son courage inspirera les gens.

Question : Vous montrez qu’en Angleterre, les personnes ayant une déficience intellectuelle peuvent être bien intégrées mais également ridiculisées ou insultées. Comment avez-vous documenté leur situation actuelle et passée ?

Mel Darbon : 
Quand mon frère était jeune, il n’y avait pas d’intégration entre les personnes ayant une déficience intellectuelle et les autres, elles étaient très séparées et leurs besoins individuels ignorés, de sorte que vous pouviez avoir une personne légèrement autiste qui apprenait aux côtés d’une personne atteinte de paralysie cérébrale grave ou de trisomie, pour ne citer que quelques besoins éducatifs spécifiques et très différents. Les attitudes étaient telles que des gens pouvaient insulter ouvertement mon frère ou l’ignorer complètement, comme s’il n’existait pas. J’aimais beaucoup mon frère et j’ai trouvé cela affreux. Je pense que les gens craignent ce qu’ils ne comprennent pas et, au fur et à mesure que je grandissais, je l’ai compris de mieux en mieux. Cela m’a fait réaliser que mon frère et ses semblables avaient besoin d’être plus visibles pour pouvoir dissiper les mythes autour du handicap et nous rendre compte que nous pouvions apprendre d’eux en allant, au-delà de leur handicap, au-devant de leurs capacités. Quand j’étais enfant, il n’y avait pas de livres à caractère inclusif, et nous en avions besoin pour lutter contre cet isolement social et nous normaliser tous. Tous les livres ont besoin que des personnes y soient placées telles qu’elles sont, que nul ne se sente sous-estimé ou sans valeur. Malheureusement, la représentation du handicap est encore négligeable en littérature. À la recherche de Jack est le premier livre pour jeunes adultes au Royaume-Uni écrit à travers la voix d’une personne trisomique. « Je ne sais pas comment éditer un tel personnage » est une phrase que j’ai assez souvent entendue dans la bouche de mes interlocuteurs quand j’ai voulu être publiée. Il faut espérer que les éditeurs gagneront en confiance, de sorte que nous ne soyons pas coincés dans une bulle sans accès à des réalités différentes. Les points de vue sur mon frère et ceux qui ont des difficultés d’apprentissage ont beaucoup changé au cours des dernières années mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Les écoles ont des programmes inclusifs mais il arrive souvent qu’il n’y ait qu’une seule personne trisomique, par exemple, dans une classe. J’ai récemment animé un atelier d’écriture au festival du livre d’Édimbourg pour des personnes ayant des capacités variées, de très aptes à très handicapées. Tout le monde a travaillé ensemble, peu importait ce qu’il ou elle était, chacun produisant un travail magnifique, ce qui prouve à quel point ce type d’intégration peut être couronné de succès ! Je ressens profondément le fait que l’éducation, en particulier à travers les livres, soit la clé pour amener tout un chacun à penser au monde des autres, à accéder à des réalités différentes et à montrer que chaque vie compte. Les livres peuvent enseigner l’empathie et, à partir de là, nous pouvons renouer avec notre humanité et apprendre à être une société plus inclusive.

Question : Un aspect un peu gênant est que les méchants sont tous des étrangers : la voleuse Américaine, le proxénète et ses amis Polonais… Quelle était votre intention en mettant Rosie en contact avec de dangereux étrangers ?

Mel Darbon : Je suis désolée que vous ayez eu cette impression, elle ne pourrait pas être plus éloignée de mes intentions ! Avant tout, je voulais que ce livre parle d’inclusion, de tolérance et d’apprendre à voir le monde avec un oeil nouveau. Ces personnages reflétaient initialement les études de cas étudiées par ma fille dans le cadre de son travail de réhabilitation de jeunes prostituées. Le personnage américain dans les scènes d’auberge de jeunesse résultait purement et simplement du fait que je m’imaginais que la plupart des jeunes séjournant dans une auberge de jeunesse à Londres seraient étrangers et non britanniques. Quoi qu’il en soit, une discussion de dernière minute avec mon éditeur, ici au Royaume-Uni, a abouti à « l’anglicisation » de trois de ces personnages étrangers. C’est ainsi que le livre a été imprimé en Angleterre. Malheureusement, il semble que cette modification ait été apportée trop tard pour la traduction française et sa publication. J’espère que les futurs retirages de cette édition refléteront ces petits changements. La nationalité de ces personnages (l’Américaine de l’auberge et deux membres du gang de proxénètes) est désormais britannique mais constitue le seul changement par rapport à l’édition en cours de diffusion en France. En confrontant Rosie à de telles personnes, mon intention était de mettre en exergue, pour les adolescents, des problèmes dont on parle rarement, dans l’espoir que cela puisse déboucher sur une saine discussion, ce qui est toujours une bonne chose à faire via les pages sûres d’un livre. Avec les réseaux sociaux, il est impossible pour les jeunes de ne pas être au courant de tels scénarios : ils doivent pouvoir en parler et savoir comment naviguer dans certaines situations. Malheureusement, ma fille m’a appris que des centaines d’enfants disparaissaient chaque année et finissaient dans des maisons de passe, ici au Royaume-Uni, ou étaient victimes d’une véritable traite dans différents pays, y compris un pourcentage très élevé de personnes handicapées mentales. Hormis moi, très peu d’auteurs ont écrit sur le handicap et l’exploitation sexuelle. J’espère que les jeunes trouveront utile cette mise en lumière.

Question : Le roman a une fin optimiste. Quel est votre message aux lecteurs : cet amour triomphe de tout et de tous ?

Mel Darbon : 
Non, pas vraiment ! J’ai lancé plus d’un message, dont certains ont été mentionnés dans les questions précédentes. D’abord, comprendre que les émotions humaines ne font pas de distinction entre ceux qui sont « capables » et ceux qui sont handicapés. Nous aimons tous, voulons être aimés et être acceptés sans limite. Ensuite, regarder au-delà du handicap, les capacités. Se mettre à la place de Rosie, regarder à travers ses yeux et franchir cette étape vers l’empathie et la compréhension pour renouer avec notre humanité. Chacun mérite une seconde chance ! Ne jamais présupposer que quelqu’un qui a des difficultés à communiquer n’a rien à dire ou, comme le dit mon personnage Rosie : « Maman m’a dit : ‘Avant tout, Rose, tu es un être humain… on aime pareil… on pense pareil… et on est aussi important les uns que les autres.’ Les mots dans ma tête sont les même que les tiens. Quelquefois, ils sortent juste un peu de travers. »

Question à Lili Sztajn, traductrice : Quelles ont été les particularités de la traduction de ce roman ? Plus précisément, comment avez-vous adapté les propos et les réflexions de Rosie ?

Lili Sztajn : La véritable difficulté de ce livre a été de trouver la voix de l’héroïne, Rose, et de faire en sorte qu’elle sonne juste. L’auteure, Mel Darbon, a travaillé avec des jeunes en situation de handicap, notamment des adolescents trisomiques dont une petite Rosie qui lui a inspiré cette histoire. Cette proximité lui a permis de trouver pour son récit un ton à la fois simple et poignant auquel le lecteur adhère immédiatement. Pour le retranscrire au mieux en français, j’ai suivi le plus fidèlement possible les mots et les expressions choisis par l’auteure pour son personnage. Mais je me suis également imprégnée de la façon particulière, franche et spontanée, dont s’expriment les personnes trisomiques. Pour cela j’ai regardé de nombreuses vidéos sur internet, notamment une passionnante émission spéciale entièrement consacrée à la vie amoureuse des jeunes atteints du syndrome de Down où plusieurs couples se racontaient. C’était en plein dans mon sujet, joyeux et touchant et la force d’amour qui en émanait était bien celle qui animait Rosie à la recherche de son Jack. J’ai gardé en tête l’humour, l’émotion et la gentillesse avec lesquels s’exprimaient ces jeunes gens lorsque des choix et des difficultés se sont présentés dans la traduction.

Propos recueillis par Laurent Lejard, septembre 2019.


A la recherche de Jack, par Mel Darbon, traduction française de Lili Sztajn, éditions Hélium, pour adolescents à partir de 14 ans, 16€ en librairies.

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