Il est dix heures quand nous appelons Dieudonné Mobanga, à partir du marché central de Kinshasa. « Je suis déjà en route pour Brazzaville, répond-il. Nous ne serons à Kinshasa que vers quinze heures. » Dieudonné Mombanga est dans un bateau de l’Agence transcongolaise de communication (ATC). Un autre homme raconte : « J’étais utilisé pour traverser le fleuve avec un colis dans un musachino (sac d’origine chinoise que l’on porte à la hanche). Ce travail m’a rapporté 50.000FCFA (76€) ». Comme bon nombre de personnes handicapées, lui et Dieudonné Mombanga contribuent à la traversée des marchandises sur le fleuve Congo, frontière entre la République démocratique du Congo (RDC) et la République du Congo, bordée par leurs capitales respectives, Kinshasa et Brazzaville. « Ils sont entre 600 et 700 personnes handicapées à traverser le fleuve au quotidien », estime Jean-Pierre Kibinda, président de l’Union des personnes handicapées pour les actions de développement (UPHAD).

Avant de devenir dirigeant associatif, Innocent Zengba a participé à ce trafic dans sa jeunesse, il en connaît à la fois l’histoire et la technique : « Les personnes handicapées pratiquent cette traversée depuis une trentaine d’années. Le droit de traversée a été l’oeuvre des premiers leaders, notamment ceux qui ont dirigé l’Association Zaïroise des Personnes Handicapées Physiques (AZAPHY). Cette autorisation sur simple lettre, qui d’ailleurs n’existe plus, est restée une habitude. Mais à la longue, un protocole d’accord a été conclu avec l’UPHAD, appuyée par l’autorisation de fonctionnement du Ministère des Affaires Sociales ainsi par l’acte de personnalité juridique accordée par arrêté ministériel du 14 juillet 2009.Cette association, qui bénéficie d’un passe-droit octroyé par l’État, régit les amis du club traversant. Ces personnes handicapées ne paient pas de laissez-passer, mais elles ont des cartes spécifiques, et celles qui traversent sont directement enregistrées à partir du port avant de s’embarquer. Elles peuvent payer la douane comme tout commerçant, bien sûr, avec une certaine exemption à titre facultatif et selon l’importance du stock. Néanmoins, elles s’opposent toujours aux douaniers et s’imposent pour sortir avec les marchandises sans payer. C’est pourquoi, ces personnes handicapées sont très sollicitées. Certains valides en profitent d’ailleurs pour traverser derrière elles car les aides-handicapés ne paient pas, à la différence des autres passagers, du fait qu’ils assistent leurs maîtres. Et ils en profitent aussi pour trafiquer. »

Utilisés comme passe-douane.

Le trafic se fait de plusieurs façons. Certaines personnes handicapées traversent le fleuve pour se procurer leurs propres marchandises à revendre. D’autres sont sollicitées par des vendeurs et des acheteurs qui craignent les taxes des services tellement multiples qui jonchent le port « beach Ngobila », côté Kinshasa. D’autres encore servent tout simplement pour le passage des marchandises des commerçants, moyennant quelque rétribution. Ces personnes handicapées sont de différents ordres. Les aveugles portent les marchandises sur le dos et se font guider par des personnes valides. Les « non-marchants » sont eux-mêmes portés sur le dos de personnes sans handicap et tiennent les colis entre les mains. Tout le long de la journée, des charrettes passent remplies des marchandises au-dessus desquelles les personnes handicapées s’assoient. Ainsi ces marchandises passent la frontière sans tracasserie policière…

Ces marchandises transitent sous l’oeil vigilant du comité de direction de l’UPHAD. A leur tête, Jean-Pierre Kibinda et son collège veillent à l’ordre et à la convivialité, car les personnes handicapées au port Ngobila sont de nature colérique, il faut savoir les apaiser et éviter de les choquer. Ce trafic est rentable, certes, mais il renferme aussi des écueils. D’un côté, il y a quelques personnes handicapées qui roulent carrosse, de l’autre certains se servent de leur état d’handicapés physiques pour déplacer les marchandises achetées ou à vendre. Tous déclarent s’adonner à ce trafic sur le fleuve parce que le gouvernement congolais n’a pas créé d’emploi où ils peuvent travailler. « Il n’y a même plus de bateau de type Bac où les personnes handicapées peuvent emmener leurs fauteuils roulants ou leurs tricycles », souligne Jean-Pierre Kibinda. Qui indique aussi que certains policiers du port importunent les personnes handicapées au mépris des accords signés avec l’autorité de la ville. En effet, l’UPHAD est régie par un statut, un règlement intérieur et autorisé par un arrêté ministériel témoignant de son existence.

Les revenus du trafic ne servent pas seulement à la survie des personnes handicapées, mais également aux entraides. Tous les membres cotisent périodiquement, pour des actions de solidarité, comme lors du décès d’Anaclet Issa, ancien président des éleveurs et agriculteurs handicapés, le 30 octobre dernier. Cette cotisation est de 1.500 francs congolais (1,20€) par semaine. Même si le trafic sur le fleuve Congo continue à connaître l’utilisation des personnes handicapées, ces personnes doivent se battre en permanence pour se faire entendre et ne pas se faire chasser. Parfois, elles se posent la question de savoir si l’indépendance de la RDC a aussi été obtenue pour les personnes handicapées… Pour le moment, ce n’est pas l’impression qu’elles ont, et elles constatent que la société continue à les prendre pour des incapables, au lieu de les associer au développement du pays.

Innocent Zengba et Primo Nzela, janvier 2012.

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