Ce que l’on remarque depuis l’avion, avant même de fouler le sol sud-africain, ce sont d’immenses zones résidentielles : des lotissements bien ordonnés aux demeures bordées de jardinets, de vastes étendues de petites maisons toutes identiques et serrées les unes aux autres, et des zones de bidonvilles. Lorsqu’on les parcourt, on constate que les lotissements sont essentiellement peuplés de blancs, et que les autres constructions sont dévolues aux Noirs et Coloured (derrière cette appellation locale sont rassemblés les Asiatiques et Métis). Dans les secteurs touristiques, les centres commerciaux des centre-ville, les clients sont essentiellement blancs et les personnels noirs. Les uns et les autres se côtoient et se parlent, c’est ce qui a changé depuis la fin de l’Apartheid, en 1991 : ce régime fut instauré en 1948 par les descendants des colonisateurs blancs pour organiser un développement séparé des habitants classés en fonction de critères racistes. Aux Blancs le travail gratifiant dans les villes et leurs plaisirs, aux Noirs le labeur et l’éloignement dans des bidonvilles (townships) dont ils ne pouvaient sortir que pour aller travailler au service des Blancs. Près de vingt ans après sa chute, l’Apartheid marque encore l’Afrique du Sud, les Noirs étant majoritairement pauvres et sans emploi, les Blancs prospères faisant tourner une société de consommation à l’américaine. Dans ce contexte, les inégalités sociales touchent encore plus sévèrement les Noirs handicapés, malgré une législation qui affiche un volontarisme émancipateur.

C’est le cas notamment de l’Employment Equity Actqui impose une discrimination positive : les employeurs doivent élaborer un plan annuel en faveur des noirs, des femmes et des personnes handicapées, assorti de pénalités en cas de manquement. Malgré cette action, 0,5% des 4 millions de personnes handicapées ont un emploi, alors que l’obligation fixée par l’État est de 2% des salariés. « Le ministre du travail n’a pas restreint cette action aux seuls noirs handicapés, mais pourtant la réglementation l’a fait, constate Ari Seirlis, Directeur de la QuadPara Association of South Africa (QASA). Actuellement les Noirs handicapés sont défavorisés par rapport aux blancs handicapés. Mais dans les cinq années qui viennent, il faudra revoir cet équilibre : la discrimination positive existe depuis 15 ans et elle concerne tous les enfants qui ont été scolarisés et se présentent sur le marché du travail. Noirs ou blancs, ils ont maintenant les mêmes opportunités d’emploi ». Un point de vue qui ne prend pas compte l’accès presque impossible des noirs handicapés au système éducatif. Et Ari Seirlis d’exposer ce paradoxe : « Historiquement, les Blancs ont eu les meilleures opportunités mais, ça peut sembler étrange, les Noirs handicapés avaient alors de meilleures chances, sans être traités à égalité… »

« Les Noirs handicapés rencontrent de grandes difficultés de transport, de logement, de pauvreté, explique Michael Hill, directeur de Endeavour Safaris. Il leur est impossible de trouver un emploi, ils n’ont pas d’argent, on doit trouver des sponsors pour leurs activités de loisirs ». Spécialisée dans le tourisme des personnes handicapées, Endeavour Safaris organise également des journées d’activités pour les personnes accueillies par l’association d’Ocean View, près de Nordhoek (près du Cap). Membre de la Western Cape Association for Persons with Disabilities (APD), l’établissement, créé en 1975, combine activités occupationnelles et formation professionnelle. Avec des petits moyens, dont témoignent des locaux vétustes à peine égayés par le jardin d’enfants de la cour intérieure. L’association accueille à la journée des hommes et des femmes noirs et métis de tous handicaps, âgés de 18 ans « jusqu’à la mort » (sic) et leur propose des ateliers quotidiens : cours d’informatique, recyclage de produits (paniers de supermarchés, cintres, etc.), assemblage de petits équipements électriques, etc.

« La soixantaine de personnes que nous recevons est dans un endroit sûr », se félicite Monica Sieboltt-Berry, directrice bénévole. Une manière pudique d’exprimer le contexte de vie dans les townships, minés par la pauvreté, la drogue, la violence, la criminalité, le Sida. Cachés par les familles, stigmatisés par des croyances ancestrales assimilant le handicap à une malédiction, les Noirs handicapés n’ont ni vie sociale, ni activités. « Par le passé, quand un enfant handicapé naissait, il était tué, assure une bénévole qui veut rester anonyme. Maintenant, les enfants handicapés ne sont plus tués, mais ils vivent dans le dénuement. Quand il y a un ordinateur à la maison, la famille leur interdit de s’en servir. Les noirs commencent à s’occuper des membres handicapés de leur famille, mais c’est exceptionnel. L’aide aux Noirs handicapés est essentiellement apportée par les blancs. Peu de lieux d’activités dans les townships sont accessibles, les transports ne le sont pas, des maisons non plus, empêchant de sortir librement… »

« Si les gens n’étaient pas chez nous, ils seraient dans la rue, précise Deborah Gonsalves, codirectrice. Nous réalisons des ateliers de sensibilisation pour les familles. Mais il est quasiment impossible de scolariser les enfants handicapés à cause des lacunes en accessibilité des locaux et des transports. Les soins à l’hôpital sont gratuits, mais les personnes handicapées n’ont pas d’argent pour payer les médicaments. À cet égard, la situation était meilleure sous l’Apartheid », soupire-t-elle… « Dans notre établissement, reprend Monica Sieboltt-Berry, les personnes handicapées sont stimulées, ont des activités, et sont payées pour leur travail, à la différence de la plupart des autres organisations, jusqu’à 90 rands par mois (9€) ». Avec peu de personnel d’encadrement, salariés et bénévoles mêlés. Monica Sieboltt-Berry s’efforce de placer en entreprise ordinaire quelques-uns de ses travailleurs une fois qu’ils ont acquis une qualification minimale, un défi de taille alors que les transports ne sont pas adaptés et que les employeurs contactés refusent d’embaucher des travailleurs handicapés sous contrat longue durée.

Manuelle, une jeune femme timide âgée de 24 ans, fait des travaux de couture, du conditionnement, utilise les ordinateurs de l’établissement. « Chez moi, je ne fais rien, souffle-t-elle. Je ne sais pas ce que je ferai dans le futur… ». Infirme moteur cérébral, Mohammad travaille dans l’établissement depuis sa création, il en est l’un des fondateurs. Il vit dans le township voisin, avec ses soeurs. « On s’est battu pendant quatre ans pour créer l’établissement, raconte-t-il. Pour obtenir une aide gouvernementale, il a fallu cinq ans ». Les sorties en ville avec l’association sont les seuls plaisirs de Mohammad : « En dehors de l’établissement, même dans mon township, il n’y a rien pour les personnes handicapées. Quand j’ai eu l’âge d’entrer au collège, on m’a dit que ce n’était pas la peine d’y aller, que je ne serais pas accepté. Cette expérience m’a poussé à créer un établissement spécialisé d’accueil et d’éducation ». Malgré une vie difficile, Mohammad s’estime privilégié : « J’ai eu de la chance, je suis heureux ». Mais quand on lui demande si les préjugés de la communauté noire sur le handicap sont en voie de disparition, il ne peut que répondre « Je l’espère »…


Propos recueillis par Laurent Lejard, mars 2010.

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