Dès que l’on déambule à Cuba, on comprend vite que la vie des personnes handicapées n’est pas facile. Entre une voirie dégradée et sans aménagement, des bâtiments publics ou privés pour la plupart inaccessibles, des transports bondés et sans adaptation, la vie quotidienne est une succession d’obstacles. Rares sont les handicapés moteurs et les aveugles à sortir, et pratiquement jamais seuls : il faut de l’aide pour passer un trottoir ou un seuil, tracer son chemin. Pourtant, la législation a instauré diverses mesures relatives à l’accessibilité, mais son application se heurte aux réalités économiques : Cuba est un pays pauvre qui peine à nourrir ses 11 millions d’habitants. « Tous les Cubains ont les mêmes droits, et l’assistance sociale fonctionne de la même manière pour tout le monde, avec le même niveau d’aide, explique Luciana Valle Valdés, vice-présidente de l’ Aclifim (Association cubaine des personnes handicapées physiques), l’une des trois associations nationales qui interviennent au service de ce public. Toutefois, nous rencontrons des difficultés pour disposer des aides techniques nécessaires : par exemple, c’est à la pharmacie que l’on achète un fauteuil roulant fourni sur ordonnance, au prix de 77 pesos cubains (environ 3€) ».

La fabrication locale est toutefois insuffisante pour couvrir les besoins, et l’Aclifim distribue gratuitement des fauteuils roulants provenant d’Organisations non-gouvernementales étrangères. Mais peu de matériel est fourni sur mesure : seule une ONG américaine le fait pour les enfants, un besoin très important selon Luciana Valle Valdés, qui déplore qu’il n’existe pas à Cuba d’accès aux matériels les mieux adaptés aux handicaps lourds. L’aide humaine est principalement apportée par la famille. Sinon, l’assistante sociale attribue une personne qui assure cette aide et vit en permanence avec la personne handicapée. Dans ce contexte, la solidarité et l’ingéniosité sont des palliatifs efficaces. Le journaliste aveugle Lazaro Rodriguez Ortega (lire cet article) cite l’exemple d’un jeune tétraplégique complet C1/C2 qui étudie en utilisant un ordinateur « à la langue », au moyen d’un système mécanique de fabrication locale.

Lazaro Rodriguez Ortega considère que tout le monde peut étudier à Cuba, dont le système éducatif est inclusif, l’enseignement s’effectuant à l’école ordinaire pour la plupart des enfants et des jeunes handicapés. La télévision éducative, qui diffuse dix à douze heures de programmes quotidiens sur deux chaînes publiques, assure un enseignement à distance, complété par des professeurs ambulants pour les élèves qui ne peuvent se déplacer ou qui résident dans une zone isolée. Les élèves concernés sont inscrits dans l’école la plus proche, ils y vont au moins une journée par semaine, et s’ils ne peuvent s’y rendre, ce sont leurs camarades de classe qui viennent au domicile. Des établissements spécialisés reçoivent les enfants handicapés moteurs, sourds ou aveugles, le temps nécessaire pour qu’ils acquièrent le minimum de connaissances nécessaires pour intégrer l’école ordinaire. Cuba compterait actuellement 600 étudiants handicapés.

De même qu’il n’existe pas de système de classification administrative du handicap, les personnes handicapées ne reçoivent pas d’allocation spécifique. Il n’y a pas d’établissements spécialisés, les Cubains handicapés sont accueillis dans les mêmes établissements d’accueil ou maisons de retraite que les autres. Depuis quelques années, avec la création d’un équivalent à la Sécurité Sociale, les salariés invalides à la suite d’un accident du travail perçoivent une rente, ce sont les seuls à bénéficier d’une prestation financière. Si le handicap moteur est visible, les sourds et les aveugles disposent pour leur part d’une carte spécifique délivrée par l’association nationale dont ils dépendent : l’ANCI (Association nationale des aveugles) et l’ANSOC (Association nationale des sourds). Avec l’Aclifim, ces deux organisations sont de fait en situation d’associations officielles, uniques interlocutrices des pouvoirs publics, leurs présidents siégeant au Parlement comme « observateurs ». Les personnes handicapées mentales n’apparaissent pas représentées nationalement.

Tout (ou presque) appartient à l’État, qui décide des attributions et de la réalisation d’adaptations nécessaires. Si les Cubains peuvent devenir propriétaires d’un appartement au bout de 20 ans de location, ils ne sont pas autorisés à le vendre. Alors, quelqu’un qui devient handicapé doit trouver lui-même un logement accessible, et il est pratiquement impossible d’obtenir de l’Etat l’installation d’un ascenseur. « Par exemple, le siège de notre association était dans un bâtiment trop petit, explique Luciana Valle Valdés. Nous avons fait une demande à l’État qui, au bout de quelques années, nous a attribué la maison dans laquelle nous sommes et que nous avons acceptée même si elle ne constitue pas une solution idéale : les bureaux du premier étage sont desservis uniquement par un escalier. Il y aura prochainement un ascenseur, mais l’obtenir de l’État aura pris du temps. »

L’accessibilité des locaux professionnels et des postes de travail est réalisée dans la mesure des (maigres) moyens financiers. Des ateliers d’industrie légère font travailler des personnes handicapées insuffisamment formées; après leur apprentissage, elles vont en entreprise ordinaire, ou restent dans l’atelier.

L’économie de pénurie oblige à faire des choix. Par exemple, les handisports qui nécessitent des matériels adaptés sont délaissés : Cuba n’a pas d’équipe de niveau international de basket-ball en fauteuil roulant, il en va de même pour l’escrime, entre autres. Les entraineurs sont communs, sauf si les installations posent des problèmes d’accessibilité. « On travaille depuis plusieurs années à l’élimination des barrières architecturales, explique Eduardo Montenegro Collazo, directeur du Département national du handisport. L’objectif du Gouvernement est que chaque personne handicapée participe à une activité physique dans sa localité, sa communauté de vie ». Il estime à plus de 20.000 le nombre de personnes handicapées qui font du sport régulièrement ou pratiquent des activités de prévention de santé en liaison avec le médecin traitant, dès la sortie d’un établissement de rééducation fonctionnelle. Sport national, le baseball (appelé ici pelota) a été adapté aux aveugles au moyen d’une balle sonorisée et de sonneries sur les bases, un système expérimenté en Italie. Curieusement, le jeu d’échecs pour aveugles ainsi que d’autres « sports » récréatifs comme les dominos, le jeu de dames ou la pêche sont intégrés au handisport; ces disciplines sont essentiellement pratiquées par les personnes handicapées mentales. Lesquelles ne sont toutefois pas intégrées au handisport, considérées comme incapables de participer aux différents niveaux de compétition; les autorités cubaines sont alignées sur la position des instances internationales qui ne veulent pas inclure les personnes handicapées mentales dans la compétition internationale en dehors des Special Olympics.

Une commission de reconversion prend en charge les compétiteurs « retraités », avec la même structure pour les valides comme pour les handicapés; vice-président de cette commission et entraîneur national, Pablo Frometa Pérez, a participé aux Jeux Paralympiques de Barcelone 1992 et d’Atlanta 1996, « grâce à toutes les possibilités qu’offre la révolution cubaine aux personnes handicapées ! » proclame-t-il dans un propos qui peut prêter à sourire mais qui oblige néanmoins à s’interroger sur ce que serait devenu un jeune noir aveugle si la dictature pro américaine n’avait été abattue en 1959… Pablo Frometa Pérez a ainsi suivi des études supérieures en sport et atteint un niveau équivalent à celui du grand champion valide Javier Sotomayor. Ancienne gloire du handisport cubain en athlétisme et natation, Pablo Frometa Pérez affirme fièrement la réussite des sportifs handicapés dont le palmarès aux jeux de Pékin 2008 a été supérieur à celui de leurs camarades valides : « Ils ont reçu un bon accueil du peuple cubain, d’autant plus que les jeux Paralympiques ont été bien médiatisés grâce à la mobilisation de la presse et à des retransmissions télévisées ». Un effort de médiatisation qui s’inscrit dans la durée, même si le quotidien sportif local a été victime de la période dite « spéciale »; il n’est plus qu’hebdomadaire, mais comporte toujours une rubrique handisport. « Un journaliste travaille sur cette actualité, un autre sur le sport pratiqué par les sourds. Un photographe conserve la mémoire du handisport, il a déjà publié deux ouvrages. Une radio de La Havane diffuse une émission hebdomadaire animée par un journaliste sportif aveugle. L’union des journalistes organise des sessions de formation à la couverture du handisport et ses spécificités, et comporte un groupe structuré de journalistes spécialisés. Il existe une véritable coordination de l’information sur le sport pratiqué par les personnes handicapées. »

« La politique nationale est : pas de discrimination, assure Luciana Valle Valdés. Mais la discrimination peut se produire. Il y a eu des cas, et notre association conduit alors une réclamation légale qui peut entraîner de lourdes pénalités pour le contrevenant. Il est très difficile d’assurer le quotidien, il faut compter sur la solidarité. Il n’existe pas de transports accessibles, la seule chose qui nous aide, c’est vraiment la solidarité ». Et si un plan d’action gouvernementale intègre l’accessibilité, y compris pour le transport, Luciana Valle Valdés affirme que rien n’est gagné : « C’est une bataille permanente à mener, en s’appuyant sur la volonté politique des dirigeants ».

Laurent Lejard, décembre 2008.

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