La « guerre » du livre numérique connaît un relatif armistice en France, avec les vacances parlementaires et la suspension de l’examen de la loi transposant en droit national la Directive Européenne sur les droits d’auteur et voisins. Mais les grandes manoeuvres de création de bibliothèques numériques se poursuivent, entre business rentable et secteur non-marchand, selon l’origine des initiatives, dont peu ont d’emblée pris en compte les besoins particuliers des lecteurs handicapés visuels ou moteurs. C’est le cas avec l’opérateur américain Google, dont les grands travaux ont défrayé la chronique : son interface Google Livres n’est pas adaptée aux besoins des déficients visuels. « Ce n’est pas une obligation légale pour les sites Internet privés aux U.S.A, précise John Lewis Needham, responsable du développement des partenariats chez Google. Et les éditeurs ne nous ont pas donné leur accord pour la lecture vocale de leurs livres ». S’il affirme que le géant américain a l’ambition d’adapter son interface, John Lewis Needham n’est toutefois pas en mesure d’en préciser ni le délai, ni le degré de priorité, indiquant seulement que des discussions sont en cours avec des associations américaines. Actuellement, Google numérise des livres au format image et texte, sans traitement des erreurs de reconnaissance de caractères : une procédure « industrielle » axée sur la quantité, non sur la qualité. Seuls des extraits de livres sont téléchargeables, les ouvrages étant ensuite vendus par les éditeurs dans un format qui n’est pas forcément accessible aux lecteurs handicapés.

En France, les projets sont non-marchands. Le plus ancien est la bibliothèque Hélène, créée en 2001 par l’association BrailleNet. Accessible initialement à la soixantaine d’organisations affiliées, destinée aux seuls déficients visuels, elle n’a été que très peu utilisée : 1.920 téléchargements avaient été effectués depuis sa création, sur les 2.100 titres qui la composaient en octobre 2005. Pourtant, 80 éditeurs ont fourni des livres récents afin qu’ils soient transposés dans des formats accessibles par les organisations affiliées à la bibliothèque Hélène. Cette dernière est, depuis janvier 2006, ouverte au public, qui peut accéder à un catalogue de quelques centaines de livres jeunesse dès lors que le lecteur dispose d’un matériel informatique répondant à un protocole complexe de sécurisation destiné à bloquer l’éventuel risque de piratage des ouvrages; actuellement, seuls les 700 bloc-notes braille Iris d’Eurobraille sont compatibles, et leur coût supérieur à 5.000€ constitue un frein objectif à l’accès du public aux livres de cette bibliothèque.

2 millions d’ouvrages en 2008. La Bibliothèque Nationale de France (B.N.F) s’est vu confier par le gouvernement un rôle majeur dans le cadre du développement d’une Bibliothèque Numérique Européenne (B.N.E). Conçue comme un outil de « combat » contre la domination annoncée de la langue anglaise en matière de livres numériques, elle doit proposer rapidement un large catalogue d’ouvrages téléchargeables : une dizaine de pays européens devraient fournir environ 2 millions d’ouvrages numérisés d’ici à fin 2008. La France part quasiment de zéro : les livres disponibles sur Gallica (bibliothèque de recherche comportant des ouvrages antérieurs à 1935) ont en effet été numérisés sous forme d’images au format P.D.F, illisible par les déficients visuels. « On ne peut pas dire que le critère accessibilité soit défini, précise Thierry Claerr, responsable du bureau des politiques documentaires au Ministère de la culture; on en est à la définition des contenus. Actuellement, Gallica est au format P.D.F image, qui n’est pas lu par une synthèse vocale. 60.000 de ses 80.000 volumes devraient passer, d’ici à fin 2007, par la reconnaissance de caractères pour devenir accessibles ». Mais pour quel public ? La B.N.E sera axée sur la connaissance, l’histoire et la littérature européenne, selon Agnès Saal, Directrice Générale de la B.N.F : « Nous constituons actuellement un corpus centré sur la fondation et la culture européennes. Cela va au-delà des chercheurs et intéresse tous ceux qui souhaitent, par exemple, comprendre comment le même événement a été vécu dans différents pays, par la relation que la presse en a fait ». Agnès Saal espère que des ouvrages récents pourront rejoindre la B.N.E, des négociations étant en cours avec des éditeurs. Quant à la numérisation, elle pourrait concerner près de 200.000 œuvres par an dès 2007, disponibles dans des formats ouverts satisfaisants aux critères d’accessibilité définis par le World Wide Web Consortium (W3C).

De son côté, la bibliothèque Landowski de Boulogne-Billancourt (Hauts de Seine) s’est lancée dans la création d’une Bibliothèque numérique pour le Handicap (B.N.H). Initiée par Alain Patez, elle propose plus de 700 titres téléchargeables dans deux formats sécurisés, l’un « propriétaire » (Mobipocket d’Amazon), l’autre présent sur tous les ordinateurs ou presque (P.D.F d’Acrobat Reader). Le projet créé en 2003 en partenariat avec l’Association Lock-In Syndrome a depuis pris de l’ampleur et vise tous les lecteurs handicapés : après abonnement, ils téléchargent à volonté les livres qui les intéressent. Ces derniers, qui sont des ouvrages récents numérisés avec l’accord des éditeurs, ont une durée de vie de trois semaines au terme desquelles ils s’autodétruisent. Alain Patez, qui ne comprend pas pourquoi l’édition adaptée de livres numériques devrait être non-marchande, a voulu que la B.N.H fonctionne comme une bibliothèque normale c’est-à-dire sur abonnement payant : « Pourquoi le livre adapté devrait-il être gratuit alors que le livre standard est payant », s’interroge-t-il ? D’autant que le caractère non-marchand du droit à l’édition adaptée inscrit dans le projet de loi DAVSI suscite son incompréhension : « Cela ne leur rapportera rien. Et si les éditeurs jouent le jeu et fournissent leurs ouvrages en format numérique, il faudra ensuite les retraiter dans un format compatible, ce qui représente un coût unitaire de 100 à 200€ ». Comment les organisations qui l’effectueront financeront-elles cette dépense si elles ne peuvent faire payer les ouvrages qu’elles proposeront ? De la réponse dépend l’avenir des bibliothèques numériques accessibles aux lecteurs handicapés.

Laurent Lejard, avril 2006.

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