Question : Comment vous définissez- vous: aveugle ou non-voyant?

Gilbert Montagné : Les deux ne me dérangent pas. J’ai beaucoup milité au début des années 70 pour pousser le mot non-voyant par rapport à aveugle, tout simplement parce que je n’ai jamais été « aveuglé » par quoi que ce soit ! Je n’ai jamais eu la vue oculaire. L’oeil n’a pas le monopole de la vision, qui est d’après moi spirituelle: elle est d’abord à l’esprit et après elle va aux yeux. Et puis j’avais toujours entendu, pendant mon enfance, le mot aveugle prononcé dans des sens péjoratifs: ça m’énervait. Maintenant j’ai grandi et cela ne me gêne plus du tout, on peut dire comme on veut !

Q : Estimez-vous que le politiquement correct et ses formules édulcorées contribuent à une meilleure insertion des personnes handicapées ou les banalisent jusqu’à les rendre… invisibles ?

GM : La question que j’avais soulevée à l’époque en disant que non-voyant c’est plus cool, plus agréable, a permis qu’on ait maintenant deux expressions en magasin. Il est vrai qu’il ne faut pas rendre le handicap invisible mais si on peut poser ce problème aujourd’hui, c’est parce dans les années 60, le handicap on en parlait très peu : j’aurais aimé, durant mon enfance, qu’on l’évoque comme on le fait maintenant, c’est- à- dire d’une façon beaucoup plus détendue pour pouvoir avancer. Il y a des résultats dans le grand public et, même si tous les problèmes ne sont pas résolus, au moins on en parle.

Q : Vous êtes parti seul et très jeune aux USA pour tenter votre chance. Comment y avez- vous été accueilli ?

GM : Lors de mon premier séjour, en 1967, j’avais trouvé une compréhension qui était merveilleuse par rapport à la perception que l’on avait du handicap en France. Les guerres de Corée et du Vietnam ont généré beaucoup de personnes handicapées parmi les soldats. Ce que je voyais, c’était une acceptation beaucoup plus intelligente que chez nous. J’ai toujours pensé que nous avions notre façon de voir et d’appréhender les choses, que nous n’étions pas à la traîne des valides mais que par contre nous étions comme « jamais prévus au programme » et c’était parfois, disons, titillant ! On se retrouve trop souvent dans la situation où on nous dit: « Ah, on savait pas ! Ah, si on avait su ! » On ne peut pas laisser dire cela dans le sens où les gens savent que les handicapés existent. Il est incompréhensible aujourd’hui qu’il y ait un tel manque d’adaptations pour rendre la vie d’une personne handicapée non « sur- handicapante ». S’il y a davantage de trottoirs abaissés qu’auparavant, leur nombre reste nettement insuffisant. Le non respect des places de stationnement réservées, l’absence de répression – et pourtant je ne suis pas quelqu’un de répressif – transforment la vie des gens en galère. Il ne faut plus discuter mais enlever les véhicules ! Qu’on ait plusieurs millions ou juste 10 euros sur son compte bancaire, on ne peut pas faire d’opérations de retrait sur un distributeur automatique quand on est déficient visuel, aveugle, ou même en fauteuil roulant lorsque les appareils sont placés trop haut. C’est une véritable honte à l’intelligence. Le monde politique fait preuve d’une grande lâcheté, d’une grande cécité psychologique à l’égard des personnes handicapées.

Q : Les Américains ont réglé la question en permettant aux individus de poursuivre en justice ceux qui ne respectent pas les lois concernant l’accessibilité et la non- discrimination…

GM : Je pense qu’une personne handicapée doit faire des efforts de son coté et s’adapter, mais pas au- delà d’une certaine limite à partir de laquelle c’est le système qui doit s’adapter à la personne. Les gens ont plus avancé dans leur tête que la société. Je suis allé rendre visite récemment à un ami hospitalisé et, bien que je sois une personne publique, j’aime bien faire les choses tout seul. J’ai trouvé le service, j’ai rencontré mon ami, et en quittant l’établissement, un employé de l’accueil m’a fait cette réflexion : « Mais comment se fait- il qu’on vous laisse tout seul pour faire ça ? ». Certaines vieilles idées sont loin d’être mortes…

Q : Vous êtes un utilisateur d’Internet grâce à une plage Braille. Quel usage en avez- vous ?

GM : Internet a changé bien des choses dans ma vie en me donnant accès à des choses auparavant inaccessibles : la presse écrite, tout l’Internet. Mais là je dois faire une petite réserve. Vous le savez, tout n’est pas accessible aux aveugles. Les pages web sur lesquelles il n’y a pas de liens texte pour que l’on puisse les lire en braille ne permettent pas d’être lues. J’ai quand même, à force de ramer, pu sauter le mur en farfouillant au hasard et trouver des chemins pour passer ces barrières. Mon ordinateur sera prochainement doté d’une synthèse vocale.

Q : Ces produits ont pour l’instant un étrange accent…

GM : Quand on lui fait lire un texte anglais, il le prononce comme en français ! Je suis bilingue et c’est un gros avantage sur Internet. Je n’ai quand même pas trop de difficultés pour entrer dans les sites ; il faut avoir aussi un esprit aventurier et faire plus d’efforts que si on est voyant. Je suis un jeune internaute et j’ai décidé que je serai au moins aussi bon que n’importe quel voyant. J’ai découvert plein de trucs par moi- même et ça se passe vraiment bien. Mes sites préférés sont ceux qui permettent d’écouter les radios et télés du monde entier tels comfm.fr ou broadcast.com avec les extensions Média ou RealPlayer.

Q : Mettriez-vous votre notoriété au service d’actions pour promouvoir un Web accessible ?

GM : Absolument. Quand on crée un site, on doit se soucier qu’il soit accessible à tout le monde. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de « punition » pour ceux qui ne le font pas. Cela concerne aussi les projets de loi qui mettent des années à être votés et qui après ne sont pas appliqués. Et il n’y a pas de garde- fous pour qui ne les applique pas. On en est encore, au troisième millénaire, à évoquer l’égalité des salaires entre les hommes et les femmes : cela aurait dû être fait il y a quarante ans ! On va voter une nouvelle loi mais il n’y aura pas de pénalité pour ceux qui ne l’appliqueront pas. Ça sert à quoi ?

Q : Plus généralement, pensez-vous que l’accessibilité progresse ou régresse en France ?

GM : Je pense que dans 10 ou 20 ans les personnes handicapées le seront encore plus que celles qui ne le sont pas. Il y a un paradoxe entre le développement des nouvelles technologies au service de l’adaptation – les feux sonores sont de meilleure qualité, plus aisés à utiliser – et le nombre de villes équipées: 70 en dans notre pays, sauf Paris. Quelle honte pour la capitale de la France ! Paris est la grande ville la moins bien équipée à ma connaissance. Comment voulez- vous que j’ai du respect pour nos décisionnels, quels qu’ils soient ? Cela résulte d’une politique morte en matière de handicap. Il y a longtemps qu’il aurait dû y avoir une loi appliquée. A chaque fois que j’en parle avec des hommes politiques, ils répondent « c’est très bien » et rien ne se fait. Il faudrait faire des manifestions de masse, des actions spectaculaires.

Q : Entretenez-vous l’espoir, à l’instar de Stevie Wonder, de voir un jour grâce aux progrès techniques et médicaux ? Quelle opinion avez- vous sur la recherche dans ce domaine ?

GM : Il faut se souvenir que le cerveau est le meilleur des ordinateurs. On est à la veille d’une grande avancée technologique médicale et je pense que d’ici peu on pourra donner la vision oculaire à ceux qui ne l’avaient pas ou la redonner à ceux qui l’ont perdue. Personnellement, j’y réfléchis. Il est possible pour l’instant de procurer l’équivalent de 5% de vision. Pour moi, si ce n’est pas 100%, et tout le temps, ça ne m’intéresse pas ! Ce serait un grand bouleversement, et c’est toute la question en tous cas pour quelqu’un qui n’a jamais vu avec ses yeux. Un bouleversement psychique, psychologique, dont on ne peut soupçonner les conséquences, alors il faut manier cela avec beaucoup de précautions. Ce n’est pas la même chose pour une personne qui a vu avant et qui veut retrouver tout de suite une partie de ce qu’elle avait. J’aimerais quand même bien expérimenter. Ça m’interpelle, je suis curieux de nature, j’aimerais savoir ce que ça fait que de voir avec ses yeux…

Q : Pensez-vous être un modèle pour les aveugles et malvoyants ?

GM : Je dis tout haut ce que j’aurais aimé que d’autres disent il y a des années, quand j’étais adolescent. Tout ce que je veux, c’est militer pour le bien, pour notre dignité, pour qu’on nous regarde en face !


Propos recueillis par Laurent Lejard, novembre 2001.


Le Site Internet Officiel de Gilbert Montagné est consultable en suivant ce lien, celui de l’un de ses fans en suivant cet autre lien.

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