A la création des Visiteurs du noir en 1993, si ce n’est le parcours Dark Noir importé en France par Michel Reillhac, les décideurs culturels n’hésitaient pas à nous dire « ce n’est pas du théâtre ». Stupidité ! C’est une approche autre, une tentative de rendre la parole aux auteurs et la vue aux spectateurs qui, bien que voyant, sont souvent éblouis de mille images et n’en retiennent que si peu… Il a fallu une équipe soudée – et convaincue ! – pour que nous franchissions tous les barrages qui se dressaient au fur et à mesure de nos progrès. La bataille a été rude : le noir, nous connaissons; l’obscurantisme surtout.

Un engouement progressif. 13 spectateurs nous rejoignirent la première fois. Désormais, il nous faut rajouter des séances. Ailleurs en Europe, d’autres lieux du Noir ont connu le même engouement. Convenons- en, ce ne sont pas nos petites têtes qui sont devenues géniales, c’est le monde qui a changé. Nous étions en avance, voilà tout. Malheureusement, ce qui arrive quand une idée toute simple, longtemps et vainement rabâchée dans le désert des consciences, est enfin reconnue, c’est qu’elle devient souvent un produit récupéré et décliné sous toutes les formes imaginables. Alors, pendant qu’il en est encore temps, pendant que ce noir peut encore nous éclairer, plongeons-y !

Genèse du Noir. Auparavant, il fallait dire « sans lumière », « dans l’ombre », « dans l’obscurité »… Qu’est- ce qui fait qu’aujourd’hui les esprits soient plus sensibles, plus enclins au Noir ? Serait- on lassé de l’image ? Serait- on en quête d’autre chose de plus profond, de plus personnel ? Serait- ce là le paradoxe non du comédien mais du spectateur ?

Notre volonté en plongeant le spectateur dans le noir, était de lui donner à vivre, à comprendre au- delà des discours, ce que ne pas voir pouvait signifier. Non pas en donneurs de leçons mais comme passerelle entre les mondes. Celui de la lumière et celui de la nuit. Pour que les mots, les maux d’un auteur parviennent directement aux oreilles du spectateur/ auditeur, sans passer par le décor, les costumes, les physiques. Entre les voyants et les non- voyants. C’est là que notre travail a pris un sens nouveau car il y avait aussi les mal- voyants. Ceux dont personne ne parle. Ces voyants qui voient mal ou ces aveugles qui voient un peu… Il devenait évident que ceux là plus que les aveugles avaient besoin de se faire entendre.

Ce passage dans le noir en a éprouvé plus d’un. Ce fut pourtant pour tous l’occasion d’y convier famille et amis. En un mot faire vivre à tous leur expérience. Comme un message à ceux qui ne peuvent ou ne veulent comprendre. A moins de se crever les yeux. Les témoignages furent nombreux, émouvants. A l’époque, souvenez- vous, les associations d’aveugles ne se préoccupaient que des aveugles et nous regardaient de haut : que venions- nous chercher dans la nuit ? N’étions- nous pas des récupérateurs ? De ce côté- là le monde aussi a changé. Pas une association destinée aux aveugles qui n’ait modifié son nom pour y intégrer la notion de malvoyance. Comment savoir si nous y avons contribué ? Pourquoi ne pas le croire…

Qu’allions-nous donc chercher dans ce noir ? Car enfin, nous avons pour la majorité la chance de voir, de marcher, d’entendre, de toucher, de sentir. Alors, à quoi bon se priver d’un sens ? Est- ce un jeu ? Une griserie temporaire, avec la conscience qu’il suffit de rallumer pour que tout cela ne soit qu’une petite peur et rien de plus ? Ne serions- nous pas plutôt en train de prendre conscience de ce que nous perdons en menant cette vie nourrie à la facilité, à la rapidité, à l’éphémère ? Le handicap ne nous fascinait- il pas un peu ?

La prière, la réflexion, la psychanalyse, la relaxation, l’acte de chair, sont faits en conscience et bien souvent… les yeux fermés. Certaines populations, dont les Kogis de Colombie trouvent dans le noir le moyen de décider dans l’objectivité. Les Francs- Maçons, qui recherchent la lumière, se plongent dans le noir. Est- ce à dire que c’est là que l’être se rencontre, se cherche tout du moins, pour mieux se (re)trouver ?

Serait-il, cet homme, en quête d’émotions vraies, profondes, pures ? Nous voulons le croire. Mais qui vient au noir ? Les femmes sont plus nombreuses. Les jeunes aussi. Les hommes sont plus réticents. Le « mâle guerrier » est un peu dévalorisé dans le noir, sans doute. Tout le monde n’est donc pas encore acquis à la cause du noir. Question, peut- être, de niveau culturel ou de sensibilité. Le noir est avant tout une démarche, une approche pour y trouver, comprendre, sentir, faire resurgir quelque chose. Tous sentent combien ils seraient sans doute démunis sans la vue dans un monde où l’image est souveraine. Ils sont à leur façon des visionnaires. Ils sentent sans le définir vraiment qu’il est temps de réagir, temps de s’intéresser à l’autre. Il y a dans cette plongée dans le noir, même ludique, une approche citoyenne de nos sociétés qui est une bouffée d’optimisme !

Mais nous qui voulons travailler pour la reconnaissance au droit à la différence, à toutes les différences, nous rendons bien compte aujourd’hui que ce noir- là n’est pas pour tous. Les sourds, par exemple, en sont bannis. Nous devons donc aller plus loin.

Le noir nous a appris que vouloir être un comédien, un auteur, un producteur différent était très difficile. Et pourtant aujourd’hui, dans ce noir qui nous a réussi, nous voyons un espoir pour tous ceux qui rêvent de faire quelque chose et n’osent pas, pensant que cela n’intéressera personne. Le noir c’est avant tout l’arrêt de tout ce que nous maîtrisons pour la découverte d’un monde sur lequel nous fantasmons, et qui est souvent le lieu où naissent les plus beaux rêves, les plus belles pensées, et les plus beaux êtres. D’où venez- vous, vous- même ?


Pascal Parsat, octobre 2001

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