La cécité de Bruno Netter lui a fait arrêter le théâtre durant trois ans. En 1984, il a créé la Compagnie du Troisième Oeil et réalisé plus de 20 spectacles dont « Le Livre de Job » créé au Théâtre de la Tempête en 1995. Avec Monica Companys, comédienne Sourde, on a pu l’applaudir dans Chlore et Froissements de nuit et en 2001 dans le Malade Imaginaire de Molière actuellement en tournée en France.

Question : Vous aviez une activité professionnelle bien remplie lorsque vous êtes devenu aveugle. Quel impact la cécité a t-elle eu sur votre carrière ?

Bruno Netter : Je ne pensais pas reprendre ce métier, pour moi c’était terminé! J’ai repris le travail un an et demi après, alors que je commençais à refaire surface. C’est l’un de mes premiers professeurs de théâtre qui m’a encouragé à remonter sur scène en me disant « si vraiment tu aimes ce métier, à toi de le reprendre et de trouver ta formule, ta façon de l’aborder ». Cette parole- là, on voudrait l’entendre de la part de tout le monde. Elle a mûri dans ma tête et c’est devenu une évidence qu’il fallait que je reprenne ce métier. J’ai cherché la façon, j’ai d’abord pensé que je serai sur scène avec une canne blanche et des lunettes noires, et puis j’ai cherché le thème, je suis parti sur la poésie parce que j’aime la poésie, j’ai cherché dans quelle direction et j’ai choisi d’évoquer l’adolescence parce j’ai eu envie de parler de ce noeud particulier de la vie. J’ai relu tout Rimbaud et je suis parti sur l’élaboration d’un premier spectacle sur ses premières poésies et sur ce texte qui était un beau clin d’oeil, la « lettre du voyant« .

Q : Vous êtes reparti sur un autre répertoire que celui qui était le vôtre…

BN : Oui, avant je jouais Molière, Shakespeare, j’ai travaillé avec Jean Le Poulain, ça n’a pas arrêté. J’ai tourné dans un feuilleton télévisé, « Les Eygletières » avec Paul Guers, Antonella Lualdi et Blanchette Brunoy, puis dans « Le piège à cons » de Mocky, puis plaf ! je suis devenu aveugle. Les hasards sont toujours très étonnants : au moment où je suis entré à l’hôpital, je me préparais à mettre en scène une pièce sur Oedipe [héros tragique qui finit par se crever les yeux NDLR], et lorsque je suis sorti de l’hôpital, un feuilleton télévisé que j’avais tourné à Baden- Baden sortait en France, j’y incarnais un soldat blessé qui portait un bandeau autour de la tête. J’aurais dû comprendre tous ces petits signes… Pour toutes les personnes handicapées, c’est une chose primordiale de comprendre son parcours, c’est à mon avis libérateur. Il faut utiliser ses épreuves pour arriver à passer les obstacles pour se grandir. C’est ce que disait Borges: « tout homme doit voir en ce qui lui arrive un instrument, penser que toutes les choses lui ont été données dans un certain but surtout s’il s’agit d’un artiste. Tout ce qui lui arrive y compris les humiliations, les échecs, les malheurs, tout lui a été donné comme une argile, un matériau pour son art, il doit en tirer profit. Les choses nous ont été données pour que nous les transmutions, pour que nous fassions de la misérable circonstance de notre vie des choses éternelles ou qui aspirent à l’être. Si l’aveugle pense ainsi, il est sauvé ».

Q : Pour autant, les personnes handicapées sont rares au théâtre.

BN : Quelle est la frange de population qui va au théâtre ? Elle est minime. Il y a des aveugles qui vont au théâtre, qui pratiquent une discipline artistique, qui s’intéressent, qui vont au concert. Tout est dans la proportion. Il y a des adaptations à la Comédie Française et au Théâtre National de Chaillot, des spectacles bénéficient du système d’audio- description qui décrit les mouvements en même temps que se déroule la pièce de théâtre. Je préfère ne rien avoir, je privilégie l’approche directe. Des théâtres sont spécialement conçus, cela devient maintenant primordial que des handicapés de quelque handicap que ce soit aient accès au théâtre.

Q : L’accès aux carrières du théâtre reste très difficile et rare pour les personnes handicapées.

BN : Il est difficile pour tous. C’est une question de volonté. Je fais ce métier depuis 25 ans. Je suis entré au Conservatoire de la rue Blanche en 1976. Sur la trentaine d’apprentis comédiens de la promotion de cette année- là, il en reste peut- être une quinzaine dans le métier, qui ne sont pas forcément comédiens mais travaillent dans d’autres branches des métiers artistiques. Comédien est un métier très dur qui exige énormément de volonté.

Q : L’activité théâtrale pratiquée dans les institutions accueillant des personnes handicapées semble plus occupationnelle qu’une opportunité de faire émerger des talents…

BN : Ce n’est pas leur rôle. Le choix de s’engager dans une carrière doit être profondément, uniquement personnel. Ça ne peut pas se faire autrement parce que c’est un total engagement de soi, du corps, du coeur, de la tête… Il ne faut pas pousser les gens à s’orienter vers une carrière artistique s’ils ne sont pas profondément convaincus que c’est leur route.

Q : Pensez-vous que les structures actuelles et la politique suivie par les directeurs de théâtre favorisent la présence sur scène de comédiens handicapés ?

BN : Là encore, ce n’est pas le rôle des directeurs de théâtre. Pour mon premier spectacle après la cécité, j’ai voulu me débrouiller tout seul et je l’ai présenté trois fois à Angers, la ville dans laquelle j’avais alors décidé de vivre. J’ai fait venir des amis comédiens parisiens qui ont vu le travail que je faisais. Comme cela s’était très bien passé, j’ai appelé, sur le conseil de l’un d’entre eux, José Valverde qui dirigeait le théâtre Essaïon : il m’a complètement fait confiance, il m’a ouvert son lieu par respect, par joie de participer à cette démarche que j’avais pour reprendre le métier et pour m’aider à retrouver mon identité de comédien. Je crois qu’il y a plein de gens qui sont prêts à aider des démarches qui démontrent une volonté et une ouverture aussi, une possibilité de casser des a priori. J’ai rencontré à Londres deux comédiens aveugles, dont l’un fait partie de la Royal Shakespeare Company, qui ne jouent pas uniquement des rôles d’aveugles mais toutes sortes de personnages. Je parle de la cécité, ce que je connais le mieux mais quand j’ai joué avec la comédienne sourde Monica Companys, ç’a été fabuleux ! Au début, il y avait un mur entre nous et puis quelques jours avant la première, nous avons vécu une grande épopée sur le chemin de mon domicile : à chaque carrefour de la traversée de Paris, elle s’arrêtait pour me dire de sa petite voix déformée où on se trouvait, puis on repartait, et on est finalement arrivé chez moi. C’est ça qui est génial ! C’est cette complémentarité, cette volonté de casser les barrières, d’ouvrir des brèches pour que d’autres s’y engouffrent.

Q : Vous évoquez l’Angleterre : avez- vous l’impression que les anglo- saxons sont plus ouverts au travail artistique des personnes handicapées que les français ?

BN : J’ai la sensation que les pays anglo- saxons, nordiques et même latins font beaucoup et que la France est une exception au niveau du rapport avec le handicap. Même s’il y a des choses qui bougent, nous sommes très en retard sur nos voisins européens. Prendre le handicap par pitié, c’est quelque chose qui tue !

Q : Faut-il instituer un quota qui oblige à ce que le rôle d’une personne handicapée soit joué par un comédien handicapé, ainsi que les américains, notamment, commencent à le faire ?

BN : Je ne crois pas qu’il faille réduire la création artistique, qu’elle soit théâtrale ou cinématographique, à des quotas. Il faut que les choses viennent d’elles- mêmes. Le handicap est une peur qu’il faut essayer de dédramatiser.


Propos recueillis par Laurent Lejard, septembre 2001.

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