Anne vient de passer deux semaines en Inde. Tout à l’heure, quand ses enfants vont rentrer du collège, elle les serrera très fort dans ses bras et ils parleront ensemble pendant des heures. Elle leur racontera tout ce qu’elle a vécu là- bas, si loin. Elle leur racontera ce qu’elle n’a pas vu mais qu’elle a senti, entendu, aimé, vibré. Elle était allée rencontrer Renamma, sa petite filleule indienne, à laquelle elle voulait porter quelques présents. Elle revient aujourd’hui à Paris, si chargée d’émotions qu’elle ne parvient pas à retenir les larmes qui scintillent dans ses yeux. « Vous avez des étoiles qui brillent dans les yeux ! » lui confie l’hôtesse qui pousse ses bagages vers le taxi.

Ces yeux- là n’ont jamais vu. Mystérieusement abîmés pendant la vie intra- utérine, cécité dès la naissance. Sa mère, chinoise expatriée à Paris, est totalement désemparée devant ce bébé aux yeux bizarres. Son père, âgé, est bien encombré par la petite intruse. Elle est donc très rapidement confiée à une nourrice puis placée en institution. Ses premières années sont jalonnées de séparations, de câlins avortés, de chagrins inconsolés. Son oreiller du centre de l’avenue Denfert- Rochereau essuie des torrents de larmes. Anne est déchirée, écartelée entre une mère distante, une nourrice généreuse mais pas vraiment tendre, une marraine trop exigeante, des religieuses pas franchement chaleureuses. Aucune vraie maman pour la consoler, la réchauffer.

Elle sait bien peu de chose de ses parents. Ont- ils seulement eu le temps de s’aimer ? Sa naissance a peut-être fini de les séparer… Anne a parfaitement intégré les mille et une techniques et stratégies que l’on apprend en centre spécialisé : orientation, guidage, gestes divers de la vie quotidienne (elle nous rappelle au passage que le sixième sens des aveugles n’est pas inné mais qu’il résulte de beaucoup de travail). Elle apprend aussi le piano, le violon, le chant lyrique. Elle passe le BEPC, le bac, entre en fac, trouve un poste de bibliothécaire… Mais depuis sa plus tendre enfance, en secret, elle a décidé de construire une famille, elle a décidé de convertir sa détresse en amour. « Quand je serai grande, pensait- elle, j’aurai des enfants et jamais je ne m’en séparerai. Pour eux, je serai une vraie louve, je les aimerai et ils ne seront pas aveugles. Ils n’iront pas en pension. Et puis s’ils sont aveugles, ils n’iront pas quand même ».

A vingt ans, quand elle rencontre Denis, ses deux enfants sont rapidement bienvenus. A l’instant précis de la naissance de Mélissa, elle s’est cru proche de mourir de joie. Et depuis quinze ans, Anne est une maman comme elle n’en a jamais eue : elle a longuement bercé ses petits, elle les a nourris, baignés, lavés, habillés, consolés, amusés, elle a veillé sur eux, nuit et jour, elle leur a raconté des histoires, écrit des poèmes, accompagnés à l’école, en vacances, chaque jour elle écoute leurs confidences, leur fait des gâteaux au chocolat, les aime 24 heures sur 24.

Anne est maman, poète, musicienne, amie, marraine. Ce serait dommage de la réduire à sa cécité, même si ce caractère est le premier que l’on repère en la regardant balayer l’espace avec sa canne blanche. Et qu’on ne s’imagine pas que ses enfants sont chargés de compenser son handicap ! Ils sont des enfants comme tant d’autres ; qui aident souvent, qui savent jouer des tours à leur maman mais qui savent surtout s’appuyer sur leur elle pour grandir en harmonie.

Comme beaucoup de personnes handicapées, Anne est également amenée à supporter des réflexions stupides et cependant troublantes. A la « bonne dame » qui affirmait que parfois, il vaut mieux ne pas voir, Anne a préféré s’abstenir de répondre qu’elle aurait tant aimé ouvrir les yeux devant la beauté du Taj Mahal, qu’elle aimerait contempler sa belle Mélissa et apprécier la frimousse de Sébastien. Elle préférerait aussi voir les crottes de chiens pour mieux les éviter ! Mais elle a appris à digérer :

« Si j’ai appris la haine / Alors c’est pour t’aimer / Si j’ai appris la peine / C’est pour te consoler / SI j’ai appris l’absence / C’est pour te désirer / Si je sais le silence / C’est pour mieux t’écouter / J’ai appris le mystère / C’est pour mieux te comprendre / J’ai appris à me taire / C’est pour mieux te défendre / Si j’ai appris le froid / C’est pour te réchauffer / Si j’ai appris la croix / C’est pour te pardonner / J’ai même appris la mort / Pour vivre dans ta vie / Je t’apprendrais encore / Plus loin que l’infini » – Anne Yung.

Véronique Gaudeul, mars 2001.

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