Depuis 2005, Yanous a toujours eu un oeil attentif à mes documentaires sur la culture Sourde, à mes projections et aux sorties DVD. C’est assez rare dans le paysage culturel et informatif français assez ignorant des productions de films indépendants en Langue des Signes Française et aux enjeux de l’histoire et de l’art des sourds. De tout coeur, merci !

Je me souviens bien de ma première rencontre avec Laurent Lejard dans un café à Paris ou encore une fois il n’avait pas été simple d’accéder avec son fauteuil roulant. Le langage a tout de suite été direct et intelligent, j’étais impressionnée de pouvoir parler à armes égales avec un journaliste engagé. J’ai pu tout expliquer, au-delà du fait que mes grands-parents étaient sourds, qu’il y avait eu l’interdiction de la LSF, en conséquence beaucoup de souffrances dans les institutions, dans la vie sociale. Et surtout j’avais pu dire que les Sourds avaient été persécutés par les nazis et que j’avais mis 7 ans à pouvoir boucler « Témoins sourds, témoins silencieux » qui allait être projeté par le festival Retour d’image. Nous avons longuement parlé et il a pris des notes. Il en est sorti un dossier extrêmement documenté de plusieurs pages qui prouvait qu’il avait regardé le film et s’était senti concerné au point de s’interroger sur les 50.000 morts français dans les hôpitaux psychiatriques de la France vichyste et occupée des années 1940 à 1945.

Puis il y a eu un portrait de mon travail en 2006, un article sur « L’enfance sourde » en 2008, un autre sur le DVD-Rom « La mécanique du silence » en 2012, des annonces pour le DVD et les projections de « Koji Inoue, photographe au-delà des signes » en 2016. Je pense que cela n’est pas étranger au fait que ces films ont été sélectionnés dans les festivals consacrés au handicap comme à Avignon ou Cannes. C’est quelque chose qui compte quand on avance sur un parcours de films qu’on qualifiait d’atypiques ou de « niches », impossibles à placer en dehors de la fameuse émission consacrée sur France 5 qui avait débuté après moi et faisait tout pour me faire disparaître pour garder son monopole, comme certains milieux sourds malheureusement.

Je n’ai jamais cherché à avoir un langage télévisuel. Je suis sociologue et je mets des années à faire mes films car ma méthodologie n’est pas celle du reportage. Je suis proche de ceux que je filme car je tiens à réfléchir avec eux. J’essaie de garder des techniques héritées de l’ethnologue Jean Rouch, dont on fête le centenaire cette année sans savoir que ses films n’ont été diffusés à la télévision qu’à ses 60 ans ! Si j’ai avancé avec le CNRS audiovisuel, c’est bien qu’il considérait que j’étais une chercheuse en sciences humaines, mais je n’ai jamais eu de poste car le domaine des Sourds n’était pas encore reconnu. Cela fait que j’ai dû chercher mes sources de financements, et que cela a généré beaucoup de précarité. Pourtant les prix, les sélections dans les festivals, les diffusions TV et DVD, les nombreuses projections m’ont poussée à continuer, surtout les témoins de mes films et soutiens divers, les rencontres avec le public. J’avais le sentiment que toutes ces réalisations aidaient à mieux comprendre les Sourds et certains me le rendaient bien.

Mais aujourd’hui je souhaite dénoncer une situation intolérable qui depuis longtemps me pèse. Comme certains leaders du monde sourd français m’étaient hostiles par pure jalousie, et qu’ils faisaient barrage (mes grands-parents ont eu aussi à souffrir autrefois des conflits incessants dans les associations de sourds liés à des concurrences stupides), j’ai préféré m’expatrier. J’ai collaboré avec les émissions des Sourds en Allemagne et en Suisse, qui étaient plus anciennes et plus éclairées, avec des Sourds allemands, japonais ou américains qui étaient plus évolués. Grâce à eux j’ai pu produire des films en langue des signes qu’on m’empêchait tout simplement de faire ici, me reprochant en permanence de ne pas être sourde, de ne pas être réalisatrice, et pourquoi pas de repasser ma thèse à l’École des hautes études en sciences sociales qui avait l’apanage, en un mot de ne pas faire partie du sérail. Quand quelqu’un venait à participer à mes films ou me donnait une toute petite place quelque part, alors je pouvais être tranquille que le service de dénigrement et de séduction passait derrière ! Cela marchait ou pas, j’y ai parfois gagné des amis et amies fidèles, plus souvent de nouveaux ennemis et j’ai subi beaucoup de défections. Je sais que les victimes d’inceste mises au banc de leur famille et les victimes de violences politiques clouées au pilori de leur parti ou pays, comprendront ce que je veux dire. Cela fait des années que cela dure et mes réussites attisent leur haine.

Ce que je trouve le plus déplorable est sans doute d’avoir isolé, terrorisé les personnes sourdes qui travaillent avec moi, de m’envoyer des perturbateurs aux projections, de faire pression avant les conférences pour me remplacer par un intervenant de leur bord. Dernièrement l’émission suisse qui devait coproduire mon film en cours « James Castle, la voie silencieuse » vient de céder au chantage de la production de « L’Oeil et la main » et un chercheur du CNRS que je voulais interviewer leur a transmis mon courriel de demande : pourquoi ? Le tableau du harcèlement est complet, l’idée est de m’empêcher de continuer mon œuvre à tout prix. Ma conclusion sera simple : si nous sommes en démocratie et s’il y a une justice, il faut que ces actes graves se sachent et que ces gens soient punis, car c’est d’une meilleure connaissance de la culture sourde que le public est privé. Où est la liberté d’expression ? Heureusement qu’il n’y a pas que des émissions de télévision dans les bibliothèques, les écoles et les universités, ni les festivals, que les livres et les films scientifiques ont encore un rôle à jouer. Longue vie donc à Yanous pour la liberté d’accès au savoir des personnes handicapées, car qui d’autre m’aurait permis de me défendre ?


Brigitte Lemaine, sociologue et réalisatrice, décembre 2017.

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