Présenté comme du théâtre expérimental, « La muette rêvée » du Bazi Theater nous conduit bien au-delà d’une simple adaptation iranienne de l’éducation de la jeune sourde aveugle Helen Keller par l’institutrice Ann Sullivan. Même si tout y est, l’enfermement, l’oppression (nécessaire ?) de l’éducatrice, la révolte, les punitions et les petits progrès, la pièce qu’a écrite Attila Pessyani, dans laquelle il met en scène sa fille Setareh Pessyani en Helen Keller, et la comédienne Fatemeh Naghavi en Ann Sullivan, dépasse ce simple propos. C’est le combat contre le silence et l’obscurantisme que l’on nous présente, dont les attributs sont symbolisés par les lunettes opaques et le casque antibruit que porte la jeune sourde-aveugle, c’est sa lutte émancipatrice contre la pesanteur de l’éducation normalisée, basée sur les conventions d’un ordre moral oppressant. Dans cette lutte féroce, on pourra évidemment lire une critique adressée à la société iranienne actuelle, mais pas seulement : le message est universel, dénonciation des totalitarismes qui enferment les citoyens dans un monde clos de barrières physiques, d’interdits moraux, et imposent par la contrainte une soumission à l’ordre établi. Une protestation créée en 2000, et qui demeure malheureusement d’une brulante actualité.

« Mon père s’est inspiré de deux sujets qu’il a traité en les mêlant, explique Setareh Pessyani. Helen Keller et Kaspar Hauser. Dans la pièce, la jeune femme veut briser sa dépendance, sortir de la cage où elle vit, en réaction à la violence et l’agressivité de son éducatrice ». Jusqu’à la mettre à mort et se risquer à sortir de la cage, en marquant une hésitation finale sur laquelle le noir se fait, laissant au spectateur le soin d’imaginer la suite. Mais Setareh Pessyani, qui a créé le rôle alors qu’elle n’avait que 15 ans, veut ne voir dans cette pièce qu’une simple histoire d’éducation, même si elle avoue « D’une certaine façon, on est tous des prisonniers »…

L’emprisonnement, c’est encore l’un des thèmes de « Fragments du désir« , dernière création de la compagnie Dos à deux à laquelle on doit les splendides « Au pied de la lettre » et « Saudade Terres d’eau« . Parce qu’un père a abusé de son fils durant sa petite enfance, l’un et l’autre sont, depuis lors, murés dans le secret de cet acte incestueux. Leurs échanges ne sont plus réduits qu’à quelques visites au cour desquelles leur affrontement s’exprime dans une partie d’échec. L’acte du père (devenu paralytique et qui peine désormais à faire régner sa tyrannie domestique) a-t-il pesé sur l’orientation sexuelle du fils, artiste de cabaret homosexuel travesti en quête désespérée d’amour ? Une rencontre avec un aveugle montrera à ce fils errant qu’il peut être aimé malgré tout… Dos à deux s’y met… à trois pour conter/mimer cette histoire qui nous questionne sur notre identité, notre regard sur l’autre dès lors que le corps différe.

« Le thème de la pièce est la différence, insiste Artur Ribeiro, auteur et comédien. L’inspiration vient de l’intérieur, sur des choses qui nous font vibrer, qu’on a envie de défendre ». « On attend toujours quelque chose, poursuit André Curti, coauteur et comédien. Ici, nos personnages sont à la recherche de l’amour, de la reconnaissance, de l’acceptation de l’autre et de soi-même ». Dans Fragments du désir, le duo Ribeiro-Curti, complété par Maya Borker, livre une nouvelle approche moins empreinte de virtuosité acrobatique : « Avec une vingtaine d’années d’expérience corporelle, précise Arthur Ribeiro, on a atteint une maturité physique pour maitriser cette virtuosité. Mais on a accepté ce parcours qui nous conduit à un certain minimalisme, bien que nos personnages soient très physiques de l’intérieur : en jouant le père, je vibre des pieds jusqu’à la tête, comme si j’explosais de l’intérieur ! L’aveugle est dans la contention, c’est une contrainte, mais elle sert l’histoire sans tomber dans l’anecdotique ». Si l’expression des sentiments est privilégiée, les comédiens se livrent à quelques exercices d’escalade d’un fauteuil roulant, un modèle spécifiquement conçu à la manière d’un trône sur roues que vous découvrirez en tournée française dans quelques mois : Fragments du désir passera la fin de l’été et l’automne au Brésil.

Laurent Lejard, août 2010.

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