Construit à Paris pour l’exposition universelle de 1937, le Palais de Tokyo abrite deux musées, dont l’un est un site de création contemporaine. Ici, pas de collection permanente mais des expositions thématiques d’artistes contemporains, renouvelées chaque trimestre. Tendances et jeunes créateurs sont présentés dans des espaces « en chantier » au gré des oeuvres exposées; la grande diversité du travail fait du Palais de Tokyo un lieu où l’on revient, vivant, évolutif comme l’art qu’il montre. C’est dans ce cadre que s’inscrivent des visites dont le contenu change au fil des expositions, TokyoFeel. « Ces visites traduisent une volonté de mixité des publics, précise Margherita Balzerani, médiatrice culturelle qui a créé et organise TokyoFeel. Le Centre Georges Pompidou et le Louvre réservaient alors les visites tactiles aux seuls déficients visuels. Mon rêve est d’accueillir toutes les personnes handicapées ».

Margherita Balzerani a débuté ce travail après avoir rencontré une visiteuse aveugle, présidente d’une école de chiens guide qui a raconté « son » parcours au Palais de Tokyo : « Son article m’a ouvert à une autre façon d’aborder, de sentir l’art avec les autres sens. Et d’y amener les autres personnes. On touche, on utilise l’ouïe, l’odorat, pour sensibiliser le public à la malvoyance. Ce qui est intéressant, ce sont les couples voyant-aveugle qui confrontent leur perception. L’aveugle nous apprend à toucher, connaître autrement, un dialogue se créé, ludique ». Le visiteur n’est plus simplement spectateur de l’oeuvre et de son environnement, il doit les découvrir sensoriellement, reconstituant mentalement en trois dimensions par le toucher, l’ouïe et l’odorat, leur représentation supposée et réelle, l’impression de chacun se confrontant à celle de l’autre. La visite s’effectue les yeux masqués, avec comme repères la voix de Margherita ou l’épaule d’un autre visiteur.

« Dès qu’on perd le repère visuel, précise Margherita Balzerani, les références espace-temps changent, le parcours est proche d’une performance artistique. Je limite le groupe à une dizaine de personnes, la plupart sont des voyants. Le visiteur classique ne peut pas toucher les oeuvres, qui changent fréquemment. Le toucher a d’ailleurs posé des problèmes au début, le directeur de l’établissement ne voulait pas. J’en ai pris la responsabilité et cela se passe bien, de fait les déficients visuels caressent les oeuvres. Ils commencent par le détail avant de percevoir la globalité. A chaque fois, je fais l’expérience du toucher, je laisse guider par un collègue, je ne fais jamais deux fois la même visite. Les gens n’ont pas forcément la possibilité de parler d’art contemporain, c’est souvent moi qui leur apprend ».

Ce soir-là, pas de déficients visuels parmi les cinq participants à la découverte de « Cinq milliards d’années », exposition présentée jusqu’au 31 décembre 2006. Les visiteurs aux yeux aveuglés entrent dans la première salle à la queue-leu-leu, en se tenant par les épaules et s’agenouillent près de la première oeuvre, Patman 2 (Michel Blazy, 2006). Estelle touche « de la paille », Marie la dit « jaune clair », Jérémie trouve cette matière chaude; pour son créateur, l’oeuvre symbolise le big-bang, la création de l’univers, qu’il représente à l’image d’un champignon atomique néanmoins nourricier puisque formé de pates de soja. Il nous fait réfléchir sur le monde et sa mutation perpétuelle, entre vie et destruction. A quelques mètres, une chose informe git sur le sol, chacun en découvre un élément, une roue, un guidon, un tube d’échappement; au fil des découvertes, l’idée du vélo se transforme en cyclo puis en petite moto, en fait un Dax Honda couché sur le flanc. L’identification a été compliquée par la matière dont il est couvert, les coulures de cire des bougies qui sont posées en plusieurs endroits et créent une gangue semblable à celle de la lave d’un volcan. Mark Handforth a créé « Honda » en 2002, chaque couleur représente une heure de bougie fondue, « comme un volcan qui rejette ses matières, la bougie créé une autre forme », elles symbolisent également « la veillée », le temps qui s’est écoulé depuis que la moto a été posée nue sur le sol le 14 septembre dernier.

Là, les visiteurs aveugles ont leur propre perception du temps passé depuis le début de leur visite : 25 minutes, un quart d’heure ? Ils partent ensuite à la découverte d’un immense module suspendu qui traverse le mur : « métal froid », « argent », « tunnel ». Marie ne perçoit pas le tunnel et pourtant elle a traversé deux dimensions/espaces : « il fait comme un huit », elle nomme l’infini. Vincent Lamouroux a créé Scape en 2006 pour renvoyer à l’infini une boule de flipper virtuelle, la vie ? Tout proche, un cri (Werner Reiterer, Breath, 2006), suivi du « râle d’un géant », « haut », mais chacun montre une direction différente comme source du bruit, sent la pièce ronde ou rectangulaire, Marie a ressenti une variation de lumière et de température durant le râle. A côté, Léopold Kessler a installé un Distributeur de boissons (2006); Marie n’explore qu’un côté lisse et cale, Estelle l’identifie, Jérémie l’estime petit, tous s’interrogent : un canular ? Léopold Kessler détourne l’espace-temps en s’inspirant de la science de Star Trek, la canette commandée ici sort dans le distributeur de la cafétéria et vice-versa; pour l’obtenir, il faut être aux deux endroits simultanément ! Dernière oeuvre explorée, un enfant ou une personne de petite taille face au mur (Kristof Kintera, Revolution, 2005). Margherita met en garde de ne pas placer ses mains près du mur : de manière aléatoire, le personnage tape violemment la tête contre le mur. « C’est horrible ! », Michael pense à un enfant, « capuche », « basket ». En fait, la plupart des visiteurs passent sans le remarquer, sauf quand il tape, détruit le mur, « automutilation », « frustration ». « En fait, commente Margherita, l’oeuvre s’appelle Révolution, on se révolte avec les autres, désespoir et impuissance, il creuse son mur progressivement ». Mais on pense également au balancement autistique…

Des impressions ? Marie s’est sentie en confiance durant tout le parcours : « on se guide à la voix ». Daynah a ressenti des vertiges au début, Marie a été désorientée par les tubes, « le toucher étant le seul repère ». Michael a employé l’ouïe et les autres sens, trouvant les déplacements fluides, appréciant l’aide mutuelle pour construire son idée et la rupture du caractère solitaire et individualiste de la visite d’exposition, une communication immédiate et facile. Estelle n’a pas assimilé chaleur et flamme, sauf quand elle a éteint accidentellement la flamme de « Honda » ! Daynah a perdu son sens de l’orientation : « quand on a vu, c’est frustrant de ne plus voir ». Marie veut maintenant contempler les oeuvres, Jérémie veut refaire l’expo, mais pas Michael qui restera sur ses perceptions. Tous ont participé à une autre visite riche en stimuli et en découverte d’eux-mêmes et des autres; ils ont ici trouvé un autre rapport à l’art, nettement moins extérieur, passif mais bien plus créateur.

Laurent Lejard, décembre 2006.


Les visites TokyoFeel ont lieu tous les mercredis à 19h, et durent environ 1 heure. Réservation par mél ou au 01 47 23 90 79. Le Palais de Tokyo, site de création contemporaine, est ouvert tous les jours (sauf lundi) de midi à minuit, 13 avenue du Président Wilson à Paris 16e. Trois places de stationnement réservé face à l’entrée. Accès fauteuil roulant par le restaurant Tokyo Eat.

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