Sans doute l’apposition de ces deux termes « Handicap » et « Citoyenneté » peut-elle sembler d’une grande banalité. Insidieusement, en effet, le terme citoyenneté s’est répandu depuis une dizaine d’années et progressivement banalisé, affaibli, dénaturé. Une tendance forte s’affirme aujourd’hui, dans un contresens peu académique, à définir la personne « citoyenne » comme « vivant dans la cité », et participant à toutes les activités, à égalité avec les autres personnes. La citoyenneté déserte ainsi son milieu d’origine, éminemment politique : la Déclaration de 1789 fait la part entre les Droits des individus et ceux des citoyens.

Cette interprétation très restrictive oriente la réflexion exclusivement sur la participation des personnes handicapées aux domaines habituels de l’école, du travail, des loisirs. Quelques mesures, au demeurant indispensables, pour améliorer l’accessibilité et modifier le regard, contribuent à renforcer de façon subliminale l’idée qu’en effet les personnes handicapées sont bien, dans notre pays, considérées comme des citoyens à part entière.

En revanche, nul n’aborde la question fondamentale du droit inscrit dans tous les instruments juridiques internationaux et européens depuis la seconde guerre mondiale, et reconnu aux personnes handicapées au même titre qu’aux autres individus, d’une accessibilité à la fois légale et symbolique à la vie de la cité, d’une accessibilité en matière d’information et de défense des droits civiques des personnes handicapées. Un rapport du Professeur Michel Fardeau réalisé en 2000 révèle que la France détient sans doute le record du nombre d’adultes privés de leurs droits civiques du fait de leur situation de « majeurs protégés » sous tutelle (plus de 600.000 adultes, soit près de 2% de la population, sont écartés de leur participation aux différents votes). Contrairement à la France, la plupart des pays européens, s’appuyant sur la Convention Européenne des Droits de l’Homme, s’efforcent d’encourager la participation démocratique, en particulier le vote des personnes handicapées, processus qu’ils qualifient souvent de « renouveau de la vie démocratique ». Nombre de pays encouragent les personnes handicapées à s’inscrire sur les listes électorales (tout particulièrement pour les personnes atteintes de déficience mentale); assurent la formation des personnels et administrateurs des bureaux de vote aux problèmes spécifiques des personnes handicapées; s’assurent de l’accessibilité architecturale, font en sorte que les citoyens handicapés dans l’impossibilité de se déplacer puissent voter chez eux; éditent des bulletins de vote en braille ou avec la photographie des candidats, multiplient les initiatives pour que des personnes handicapées soient élues dans toutes les instances locales, nationales ou européennes.

En terme de lobbying, et contrairement aux droits fondamentaux, les personnes handicapées ne disposent pas, chez nous, d’organisme ou instance représentative, économiquement ou professionnellement neutre, susceptible de faire entendre et valoir leurs droits. Pire, dans le Conseil dit « Consultatif des personnes handicapées », celles- ci brillent par leur absence. Ce Conseil est, de fait, consultatif des grandes associations gestionnaires, des entreprises de services (majoritairement associatives), indirectement des professionnels des secteurs médical et social, en nombre conséquent dans les établissements et services spécialisés. Contrairement aux pratiques démocratiques, ces instances ne sont donc garantes d’aucune des règles consultatives paritaires, confisquent la parole aux intéressés et dictent les politiques qui leur sont favorables, verrouillant les mesures qui menacent leur hégémonie. Les personnes handicapées, maintenues chez nous dans une dépendance morale et économique, se voient inéluctablement dépossédés de leur Citoyenneté et cantonnées au rang de clientèle captive (depuis les institutions et services spécialisés jusqu’aux services marchands d’aides aux personnes). Il faut certainement voir dans ces dérèglements majeurs, une des principales causes du retard de la France. Exerçant, dans un premier temps, le monopole de la représentation, ces puissants lobbys ont, dans un second temps, drainé à leur seul profit les budgets considérables (30 milliards d’euros) destinés à améliorer la condition des personnes handicapées subissant, impuissantes, une véritable discrimination légale.

Notre pays balbutie et commence à se préoccuper de l’accessibilité de ses bureaux de vote, tandis que des mouvements revendicatifs de citoyens handicapés (de type People First ou Independent Living) tentent de se faire entendre et de trouver les relais médiatiques. L’avenir dira si la France acceptera de tourner la page des cinquante dernières années de son Histoire…


Geneviève Lang, novembre 2003.

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