Question : Le respect du corps des femmes est un sujet de vive actualité. Mais comment concilier ce respect et l’aide humaine quand on est une femme handicapée dépendante pour tous les actes essentiels de la vie ?

Mireille Stickel : 
Comme dans le reste de la société, le fait d’être une femme ne devrait pas avoir d’influence sur la substance de cette question. Effectivement les hommes subissent aussi dans une beaucoup plus grande proportion que dans le reste de la population un irrespect de leurs corps quand ils sont dans une situation de dépendance du fait de leur handicap. Comme je suis une femme, que j’ai l’expérience d’une femme, c’est à cette circonstance que je limiterai mes propos. Si la dépendance physique induite par la situation de handicap est l’occasion de l’irrespect corporel, elle n’en est pas le mobile : oui, on peut très bien vivre en étant aidée par d’autres, en ne réalisant pas soi-même ce qui nous concerne, mais à une condition impérative. Cette obligation est le respect de l’un par l’autre, et réciproquement. Pour moi, la situation de handicap n’est pas un problème en soi : non, je ne veux pas guérir de ma naissance ! Je veux juste vivre en femme, pas en objet, fût-il de soins ! Mais pour que cela soit possible, il faut que chaque personne qui, contre salaire, vient mettre ses capacités physiques à ma disposition, ne soit pas contrainte à se comporter comme un robot. Et il faut avoir conscience que celui qui met l’acte en gestes, même avec concentration et technique, voit, touche, mais ne peut percevoir directement ni situer au millimètre près le motif d’une requête (même une démangeaison aiguë !) : si elle le peut, la personne dépendante doit contribuer au processus de réalisation de l’objectif fixé, en expliquant nettement, autant que possible, sans s’emporter contre celui qui doit être ou devenir « coopérateur », tel un « aide de camp ». Celui-ci, de son côté, doit admettre cet apport réactif à des gestes ne concernant pas que lui-même, sans se sentir remis en cause pour autant !

Question : Dans votre expérience de vie, que ce soit personnel ou relaté par d’autres femmes handicapées dépendantes, quels exemples d’irrespect du corps avez-vous subis ?

Mireille Stickel : 
L’irrespect du corps dont on fait l’expérience en situation de dépendance vitale est le plus souvent induit par l’absence de conscience, c’est-à-dire de lucidité, de la personne qui le commet. Ainsi, comment justifier la rotation rapide en position élevée, de la nacelle d’un soulève-personne, lancée sur plusieurs tours ? « Juste pour voir » fût la réponse de ce personnage curieux, pourtant d’habitude plutôt disponible… Heureusement, la pièce était petite, donc les murs proches, et la personne suspendue en capacité d’allonger les jambes : l’histoire en est restée là. Par contre, ce qui est moins anecdotique, à propos des lève-personnes, sans pour autant être pris en compte ni par les fabricants, ni par les personnels utilisateurs, c’est l’inconfort douloureux récurrent avec certains types de situations corporelles, dans lequel ces appareils maintiennent les personnes soulevées, quel que soit le ressenti physique. Pour ne pas se poser de question, on parle à leur encontre de gêne morale et de la sécurité de travail du personnel. La présence de douleurs corporelles pour l’usager n’est pas une question digne d’intérêt : pour recevoir l’aide dont ils ont un besoin vital, beaucoup serrent les dents et se taisent… sauf en privé !

Sur un autre plan, qu’éprouvait cette dame, probablement âgée, levée par un service de soins infirmiers à domicile (SSIAD), en n’étant mise aux toilettes que trois fois par semaine, à jours fixes : comment faisait-elle les quatre autres jours ? Moi, du soir au lendemain, j’ai quitté un centre où on a refusé un soir de me mettre aux toilettes : « Ce n’est pas l’heure ! » a-t-on répliqué à ma demande appuyée. Après avoir tempêté, j’ai décliné de me dévêtir et d’avaler mon traitement, pour tenter de déclencher un éclair de lucidité : vain effort ! On m’a pieutée par contrainte, avec mes tourments intestinaux. Si je suis honnête, je reconnais avoir encore des séquelles. Et que penser d’un essuyage, après la prise d’une douche, des pieds et jambes d’une dame, très cultivée et déjà âgée, avec la serpillère présente pour limiter la dispersion de l’eau de la douche dans la pièce ? C’était une employée de maison qui donnait un coup de main pour dépanner ? Eh bien non : c’étaient deux salariés de SSIAD, donc diplômés… mais stressés par le timing à respecter ! Toutefois, dans un certain nombre de cas, la personne est consciente que son acte n’est pas respectueux. Ainsi, après s’être servi d’un glaçon pour calmer une bosse, le faire tomber le long du sexe de la personne allongée sur un bassin, ou encore un attouchement prolongé du sexe lors de mise nocturne de bassin, ne peuvent pas relever d’actes involontaires, surtout de la part d’infirmiers. De même, soulever le haut de pyjama que l’on vient juste d’enfiler, pour reluquer la poitrine qu’on vient juste de couvrir, ne peut découler du hasard ! De façon générale, d’après les témoignages dont nous disposons dans le groupe de travail de la Coordination Handicap et Autonomie, la multiplicité des intervenants, souvent non formés aux spécificités de la personne, ainsi que l’arrivée imprévue de nouveaux inconnus ou d’anciens indésirés, est encore monnaie courante, alors que ces problématiques étaient déjà relevées il y a quinze ans, et que les dispositions règlementaires les interdisent maintenant.

Question : Comment remédier à ces manquements au respect de l’intimité du corps ?

Mireille Stickel : Ici, vous parlez de l’intimité du corps; assurément, il y a d’autres formes d’intimités très malmenées en situation de dépendance physique d’autrui : il faut la définir. Ainsi, un corps, même « handicapé » et « dépendant », n’est pas une chose à disposition de tout un chacun, mais un support de sensations et de communication dont, propriétaire, on doit pouvoir user selon sa sensibilité propre ! Quand ce n’est pas le cas, l’intimité, sensation d’être avec soi-même, est profanée, voire totalement abolie, que ce soit exprimable ou pas. Oui, je veux qu’on me laisse mener ma vie, notamment physique, selon mes propres valeurs, sans avoir à justifier de tout et n’importe quoi : respecter mon intimité, c’est cela ! Pour que ces absences de respect n’aient pas lieu, il y a au moins trois conditions à satisfaire. D’une part, il faut que les conditions d’action, de réalisation, permettent à chacun d’être ce qu’il est, et de réaliser les actes, essentiels ou pas, dans des conditions à sa portée, sans avoir l’obligation d’être surhumain… donc, au final, inhumain ! D’autre part, il est impératif qu’il existe une réelle conscience de l’autre (Marcel Nuss parle de « présence à l’autre« ) tel qu’il est. Oui, tel qu’il est, et pas tel qu’on l’imagine, ni tel qu’on se projette dans sa situation, ni tel qu’on voudrait qu’il soit, mais juste tel qu’il est, en étant lucide et ouvert à sa réalité. Expliquer en détails cet aspect primordial demanderait des développements trop longs pour cette rubrique, d’autant plus longs que c’est aux antipodes des comportements actuellement imposés. Enfin, n’en déplaise à tous les ronds-de-cuir administratifs et politiques, il faut disposer de temps, c’est-à-dire d’un nombre suffisant d’heures correctement rémunérées, pour que les deux points précédents puissent être mis en oeuvre.

Question : Que manque-t-il dans l’édifice réglementaire et d’aide aux personnes handicapées pour que le respect du corps soit assuré ?

Mireille Stickel : Mis à part les bonnes intentions charitables dégoulinant des textes en vigueur, il manque tout, et surtout du réalisme ! C’est une question primordiale, et je vais y répondre non seulement en tant que personne directement concernée, mais aussi avec mon expérience de coresponsable d’un petit Service d’Aide et d’Accompagnement à Domicile (SAAD), dans lequel les adhérents décident de ce qui les concerne, y compris pour la gestion humaine de leurs accompagnants, structure confrontée au passage dans le secteur médico-social. Dans ce nouveau cadre, extrêmement normé maintenant, il faut pouvoir justifier de tout… pour l’extérieur ! Ainsi, faut-il pouvoir montrer patte blanche pour, notamment, la participation des usagers, la prise en compte de la maltraitance (jusque dans le projet de service !), du relevé des divers événements indésirables de la structure, etc. Ainsi, si vous savez bien bidouiller les papiers, pour peu que vous vous occupiez d’un public qu’on ne peut caser ailleurs, et surtout s’il n’y a pas d’autres traces, vous pourriez malmener tranquille et en étant couvert : les papiers l’attesteront ! Pour les personnes concernées, c’est du « foutage de gueule » ! Dans le meilleur des cas, il faut « prouver », c’est-à-dire « établir par écrit », que tout va bien, ou plutôt que ce qui ne va pas n’est pas grave : vivre en étant content de ce qu’on a choisi et en y participant ne suffit pas ! Il faut que ce soit visible de l’extérieur : que ce relevé systématique puisse constituer une ingérence dans la vie personnelle de l’intéressé, donc un irrespect, voire une maltraitance, ce n’est pas un problème, c’est actuellement la loi ! Dans le pire des cas, pour la personne malmenée, il n’y a ni yeux ni oreilles, et encore moins de bouche : faute de témoins, et surtout d’alternative, même si parfois existent des stigmates repérables, il faut choisir entre le silence et le rejet, au moins moral (on est déconsidéré, voire tourmenté), au plus physique (on est brusqué, ou simplement évincé de la structure). Le plus souvent, dans l’impossibilité de fuir, on opte pour le silence. Que cela plaise ou non, là est la réalité de la situation de dépendance physique vitale ! Et, dans ces circonstances, l’actuelle législation n’y peut rien et n’y fait rien !

Question : Comment donc assurer le respect du corps en situation de dépendance ?

Mireille Stickel : Sur cette question, je m’interroge depuis quinze ans, sidérée par la capacité de notre société, ou peut-être plutôt de ses divers lobbies et décideurs, à récupérer un discours dans lequel j’ai pu me reconnaitre, pour produire des effets plus redoutables que les situations qu’ils prétendent améliorer. Néanmoins, des pistes pourraient être suivies avec des risques limités d’égarement : permanence du libre choix du mode d’accompagnement, évaluation et prise en charge de l’ensemble des besoins de compensation pour vivre comme tout citoyen, dispositifs de secours permettant une prise de parole sans danger.De façon plus précise, il faudrait au minimum développer la garantie réelle, pour la personne concernée, de pouvoir changer de système d’accompagnement, structure ou autre, dans des délais courts, et de recourir simultanément, si elle le souhaite, à plusieurs types d’organisations : dans sa lettre, la loi du 11 février 2005 le permet, et c’est l’une des plus grandes avancées qu’elle a introduites en ce domaine. Mais force est de constater sa remise en cause, de fait, dans certains départements par le contenu des décisions de prise en charge par la Prestation de Compensation du Handicap, fixant, en plus du nombre d’heures allouées, le mode, voire la structure, où elles seront financées ! Il faudrait aussi développer l’évaluation, par des équipes comprenant des personnes concernées, des besoins de compensation, en fonction des nécessités et projets réels de l’intéressé(e), pas selon des critères d’évitement de la mort immédiate, chronométré à la seconde, comme cela devient le cas depuis quelques années (lire ma lettre à la CNSA), générant une mécanisation d’un corps, au mieux machine à survie, au pire marchandise à répartir entre divers spécialistes de plus en plus surbookés ! Il faudrait enfin la création de dispositifs de sécurisations permettant, d’une part de s’extraire de processus irrespectueux, quels qu’ils soient, par l’existence même d’une alternative facilement accessible, ouvrant la voie à une parole libre, d’autre part de remplacer des titulaires de postes, absents ou épuisés.C’est donc bien notre organisation sociale qui impacte au premier chef le respect ou pas de notre corps et de son intimité, donc de son intégrité : femme ou homme, cette conclusion est périlleuse, mais c’est la réalité !


Propos recueillis par Laurent Lejard, mars 2018.


L’appel à témoignages lancé par la Coordination Handicap et Autonomie est disponible en ligne.

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