Yasmina Crabières parle beaucoup, passant vivement d’un sujet l’autre, la voix joyeuse, solaire : « Je suis militante depuis toujours; la pugnacité et le hasard m’ont conduit au métier de bibliothécaire, après des études de lettres. Mes parents voulaient que je devienne avocate, mes éducateurs m’imaginait plutôt kinésithérapeute, alors que l’image de l’aveugle kiné me déplaît. Et on disait ‘elle est intelligente, elle peut faire autre chose que standardiste ! ». Yasmina avait pourtant connu des débuts difficiles dans sa scolarité, parce que son ophtalmologiste ne voulait pas qu’elle soit scolarisée dans un établissement spécialisé afin qu’elle ne prenne pas une attitude, un « comportement d’aveugle ».

Sa cécité est apparue très tôt dans son jeune âge, du fait d’une forme rare de dégénérescence de la rétine difficile à diagnostiquer à l’époque. Une atteinte d’origine génétique qui aurait pu la conduire à ne pas avoir d’enfants si elle avait suivi le conseil de son médecin, qui lui disait qu’elle avait une chance sur deux de transmettre ce handicap. « Je me sentais parfaitement capable d’élever un enfant aveugle et je ne voulais pas faire un enfant sur le critère de la bonne vision, mais l’accepter tel qu’il était, qu’il venait ». Yasmina a donné naissance à deux filles voyantes, à la fin des années 80, sans ressentir d’angoisse particulière. « Le handicap le plus difficile, ce sont les problèmes psychiques, la dépression, parce que les outils de l’être humain, sa force morale, lui sont enlevés et qu’il ne peut affronter la dureté sociale. Le handicap psychique crée un obstacle au bonheur ». Le bonheur, Yasmina affirme qu’il se choisit; un enseignement qu’elle a donné à ses enfants : « Les complexités tombent toujours, quoi qu’on fasse. Alors, il faut aller chercher les coins de ciel bleu »…

Yasmina s’efforce d’être libre en toute chose, en s’appuyant sur sa « dégourdise » mais en gardant à l’esprit qu’un aveugle n’est réellement autonome nulle part et que l’aide d’autres personnes lui est nécessaire : « Les aveugles sont parfois considérés comme des emmerdeurs, parce que quand ils ont besoin d’aide, sollicitent les personnes disponibles près d’eux, qu’ils dérangent dans leurs activités. Il faut savoir maîtriser et ne pas déléguer tout en s’appuyant sur les autres ».

La littérature lui a toujours plu, sans pour autant verser dans l’intellectualisme. Une manière de dire que Yasmina apprécie particulièrement qu’au débat d’idées succèdent des actions concrètes. C’est ce qu’elle a mis en oeuvre dans le cadre de son activité professionnelle. Entrée à la médiathèque de Chambéry en contrat emploi solidarité (C.E.S), puis consolidé, elle a dû contourner la rigidité des règles d’accès à la fonction publique territoriale pour passer le concours externe de bibliothécaire. « La médiathèque a été créée à l’occasion des jeux olympiques de 1992, elle devait être accessible aux personnes handicapées. En commission extra-municipale, la municipalité a demandé aux associations ce qu’elles voulaient. On nous proposait que des bénévoles soient formés à l’accueil des déficients visuels, on a refusé. Au bout de deux ans, la ville s’est aperçu que le matériel et l’accès à la culture ne fonctionnaient pas sans un animateur professionnel ».

« C’est à ce moment que j’ai été recrutée : je sentais que cette activité était faite pour moi, elle arrivait au bon moment. Avec les déficients visuels, je suis en empathie tout en ayant un certain recul, j’écoute sans entrer dans le jeu de la plainte. Pendant longtemps, on a eu que l’action associative pour répondre aux besoins, maintenant le service public s’y intéresse, avec son fonctionnement et ses règles ».

Mais les activités culturelles de Yasmina ne s’arrêtent pas là : « Toute gamine, on m’a mis sur la scène, je récitais en classe, en pension. À 18/20 ans, j’ai fait mes premières conférences sur le handicap. J’ai une capacité à percevoir l’auditoire, pour que les gens se sentent bien, soient acteurs de ce qu’ils entendent, passent un bon moment, s’amusent aussi ». Si les premières conférences qu’elle a données ont formé sa capacité à raconter, elle a par la suite claqué la porte du conservatoire quand une professeure lui reprochait de ne pas jouer assez bien l’aveugle ! « Pour communiquer autrement, on a créé ‘Handinamiques’, pour dire avec le sourire, dessiner les yeux bandés pour faire expérimenter les autres sens, non pas faire comme l’aveugle, mais découvrir autre chose. On a monté un spectacle avec un metteur en scène, Visi et Zora où la communication malgré tout, présentant le handicap comme une allégorie. On a joué à Chambéry, à Lyon, en Belgique, on nous demande encore la pièce aujourd’hui. Je suis devenue conteuse sans même rendre compte ». Tout en menant sa vie de famille, avec son mari et ses filles, en dirigeant un club handisport, en pratiquant ski de fond et natation : « J’aime vivre et m’impliquer parce qu’on n’existe pas très longtemps, alors il faut que ce soit du concentré ! »

Laurent Lejard, mai 2007.

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